Nous avons vu que l’ouvrage d’un chercheur contemporain a mis en lumière une supposition qui s’est implantée dans les esprits de nombreux lettrés musulmans très tôt dans l’histoire et y est restée bien active, malgré les avertissements de Ibn Rochd, il y a huit siècles, et les critiques de Hume et Kant, il y a deux siècles.
En effet, Shahab Ahmed, dans son « What Is Islam ? » (Qu’est-ce que l’islam ?) a trouvé que toutes les approches modernes au phénomène qu’est l’islam étaient passées à côté (ou restées à la surface) de leur sujet puisqu’elles n’ont pas reconnu cette caractéristique essentielle qu’est le fait que, pour les musulmans, il existerait un domaine hors de l’expérience sensible où des explorations peuvent être faites, des vérités être trouvées et des conclusions proclamées. Non pas que les musulmans aient été les seuls à le croire, l’idée était « dans l’air » depuis les premiers philosophes grecs, depuis Platon et certains prophètes de la tradition monothéiste. En dehors du monde sensible, il existerait un autre monde que certains (les théologiens) peuvent explorer par les moyens de la raison, et qui peut être «dévoilé » à d’autres (les mystiques) par des visions fulgurantes. Ce que Ibn Rochd soulignait, c’est que, à part les vrais prophètes, à qui un message a été révélé, et qui ont créé de vastes communautés qui suivent leurs enseignements, nul parmi les mortels ne peut accéder à cet autre univers par les moyens de la raison dialectique ou par un «dévoilement» particulier. Il n’est pas allé jusqu’à dire que toute métaphysique était impossible, donc on ne peut en faire un Kantien avant la lettre. Mais son attitude était claire : à part les domaines où la raison peut opérer d’une manière démonstrative, il n’y a pas de connaissances fiables où il ne soit pas possible d’obtenir un savoir. Ibn Rochd ne fut malheureusement pas entendu. La théologie spéculative s’est maintenue dans les contextes musulmans pré-modernes et ses doctrines ont fluctué selon les fortunes des pouvoirs politiques en place et leurs manœuvres pour légitimer leur pouvoir. Alors que partout dans le monde, la critique kantienne a «réveillé l’humanité de son sommeil dogmatique», si l’on peut dire, qu’on a accepté l’idée qu’on ne peut obtenir de savoir fiable ni par les visions fulgurantes des mystiques ni par des arguments dialectiques, de nombreux lettrés dans les contextes musulmans ont continué à penser et à discourir comme si de rien n’était, comme si des discours empilés sur d’autres discours pouvaient générer ou atteindre des vérités. Sans en prendre pleinement la mesure, ils se sont donné la capacité de prolonger les écritures et les traditions. On les a affublés du titre de ‘alim (pluriel ‘ulama), c’est-à-dire savants. Les masses, en majorité illettrées, les considéraient comme détenteurs d’un savoir qui porte sur les choses ultimes, ce qui leur conférait prestige et autorité. Les premières générations d’entre eux étaient conscientes des limites de leur ‘ilm et des attentes démesurées que le peuple nourrissait à leur égard. Ils multipliaient les avertissements à l’adresse de leurs publics. Avec le temps, cette attitude circonspecte a été oubliée, mais pas l’idée que le savoir (‘ilm) était fondé sur des certitudes absolues et que ceux qui se prononcent en son nom, les ‘ulama, étaient les porteurs de ces certitudes. Un penseur contemporain, qui a évalué ce savoir au moyen des concepts, outils et méthodes des sciences humaines d’aujourd’hui, n’a pas hésité à qualifier ce ‘ilm d’« ignorance sacrée ». Certes, un tel jugement est dur, mais il est à la mesure de la distance qui sépare aujourd’hui le savoir acceptable au sein des communautés scientifiques des proclamations des maîtres du corpus traditionnel. Il est vrai que dans toutes les communautés religieuses, les textes fondateurs, écritures ou livres sacrés font l’objet de commentaires qui s’ajoutent les uns aux autres et forment des traditions savantes. La même chose s’est produite dans les contextes musulmans, mais avec cette idée d’avoir prise sur des réalités et d’atteindre des certitudes que nulle vérification ne peut contester. Plus encore, cette manière de voir est transmise d’une génération à l’autre et continue ainsi à être reproduite, quelles que soient les tentatives d’infléchir le discours religieux vers davantage de « modération » ou de retenue. Il est probable que la « main lourde » du magistère religieux musulman trouve là sa principale explication.
Par Abdou Filali Ansary