Une fois n’est pas coutume, les chercheurs ne sont pas d’accord sur l’origine des Gnaouas marocains. La thèse la plus répandue fait état d’un arrivage massif d’esclaves subsahariens pendant le règne de la dynastie Almohade (1120-1269). Ces populations noires étaient prisées pour l’accomplissement de diverses tâches, dont celles liées aux bâtiments et à la guerre. De là est d’ailleurs née la tradition d’une garde sultanienne essentiellement composée d’esclaves noirs, moins enclins à se retourner contre le Makhzen. Victimes d’une marginalisation de la part de la société, la majorité de ces populations et leurs descendants se seraient enfermées dans une forme de communautarisme, préservant ainsi leurs coutumes et traditions. Cette thèse omet pourtant de reconnaître l’inévitable brassage de populations en Afrique du Nord, dès le premier millénaire de notre ère. Déjà à cette époque, l’or, le sel et les esclaves sont acheminés du Sud vers les rives de la Méditerranée, où les comptoirs romains et phéniciens se partagent les points de commerce. Un brassage qui laisse durablement des traces au niveau des croyances et des pratiques religieuses, notamment l’animisme et l’adorcisme (possession). A l’arrivée des Arabes à la fin du VIIème siècle, il existe une relative homogénéité entre les pratiques spirituelles des Amazighs du Maroc et celles des populations issues du Soudan, du Sénégal, du Tchad, de Guinée et du Ghana. D’ailleurs le rapprochement étymologique entre le nom de ces deux derniers pays et l’appellation « gnaoua » s’impose de lui-même. Une autre comparaison peut ainsi être faite avec le mot « ganaw », qui signifie littéralement esclave dans l’un des dialectes touaregs. Enfin, l’expression en tamazight « akal ingawen », qui veut dire « pays des noirs », vient confirmer l’origine des Gnaouas, sans pour autant la définir précisément.
Un syncrétisme complexe
En somme, la communauté dont sont issus les Gnaouas contemporains n’a pas débarqué au Maroc d’une façon soudaine et limitée dans le temps. C’est au fil des siècles que le territoire qui correspond au Maroc actuel subit les influences de ses voisins proches ou lointains du Sud du Sahara. Ce n’est donc sûrement pas un hasard si les cultes amazighs et sahéliens partagent un socle commun, à savoir celui d’un monde régi par des esprits. Ces derniers deviendront des jnouns (djinns) à l’arrivée de l’islam. Afin de se garantir toutes les chances de réussite, l’islam ne souhaite pas heurter les rites et cultures des peuples conquis, mais aussi ceux des peuples d’Arabie avant l’avènement de l’islam. Ceux qui concernent les ancêtres des Gnaouas ne font pas exception à cette règle. L’équation est d’ailleurs très subtile puisqu’il s’agit tout de même de garder intacts les principes fondamentaux de l’islam, particulièrement celui (non négociable) de l’unicité de Dieu. Or, c’est justement sur ce point crucial que les plus importants compromis ont dû être consentis. Cette assimilation d’une culture par une autre est ici grandement facilitée par la reconnaissance dans le Coran de l’existence des jnouns. A ce titre, les nombreux « esprits » qui peuplent les croyances des populations subsahariennes et amazighes peuvent trouver leur place dans la société musulmane. Ces entités, objets de toutes les adorations, deviennent chez les Gnaouas des mlouks (du verbe posséder), c’est-à-dire des êtres surnaturels capables de s’introduire dans les corps humains. Difficile néanmoins de retracer précisément les circonstances d’une telle évolution, qui mènera finalement à la naissance de la confrérie gnaouie autour du XVIIème siècle.