Le patrimoine nous renseigne certes sur le passé, sur nous-mêmes et notre parcours jusqu’à notre présent. Mais le patrimoine renferme aussi les heurs et les malheurs de ceux qui nous ont précédés, leur réussite mais surtout leurs échecs, leurs handicaps…
Les études sur le patrimoine sont probablement les plus importantes du point de vue volume, au Maroc et dans les pays arabes. On étudie les oeuvres du passé sur tous les plans, mais la plus importante est bien celle qui a trait à la pensée islamique, à la littérature et à la théologie. On fouille dans les textes, on les lit et on les relit pour trouver une solution au présent.
Rares sont les approches du patrimoine qui sont critiques. On s’extasie devant les textes des ancêtres et on croit y trouver des productions modernes voire post-modernes. Les recherches sur Ibn Arabi, par exemple, croient trouver dans ses œuvres des réponses aux questions qui ont tracassé Martin Heidegger, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et bien d’autres. Tout à l’opposé des études historiques où l’on recherche souvent les moments de handicap, de rupture et de dérive, les recherches dont il est question ici vénèrent la production passée et pensent que sur le plan de la pensée, nous n’avons nul besoin de l’Autre. Cette tendance est devenue une école en la matière.
Cette même école a pris du temps à se mettre en place depuis la naissance des nationalismes arabes, et notamment le panarabisme du nassérisme et du baasisme. On transforma l’appartenance à la culture arabe en une appartenance à une race arabe et on l’éleva au-dessus de l’histoire. On ne fit point la différence entre être musulman et être arabe, et on mit ainsi sur le même niveau Ibn Sina et Al Farabi d’origine perse, et Ibn Rochd et Ibn Arabi, andalous qui pouvaient être d’origine européenne ou amazighe. On dira presque que là où il y a du génie devraient se trouver les gênes arabes.
Mais le problème se pose à un autre niveau ; tout est fait pour que l’arabe reste accroché au passé, cherche la solution à ses problèmes dans le passé. Il est sûr que la recherche sur le patrimoine est liée à cette envie maladive de l’identité aveugle. L’orientalisme y a contribué pour beaucoup, car il s’est extasié devant des textes qui n’avaient pas une grande différence avec les écrits scolastiques de l’Église chrétienne européenne.
Mythifier le patrimoine de la sorte, c’est dire, comme le disait un ensemble de penseurs arabes, que nous n’avons nul besoin de la raison universelle. L’homme arabe possède sa raison propre, qui lui permet de comprendre le monde et de le gérer à partir de ses paradigmes spécifiques, qui peuvent se trouver en opposition avec les notions fondamentales de l’épistémè occidentale. Ce qui veut dire qu’on pourrait avoir dans le monde arabe, et à partir de cette épistémè, notre propre vision de la démocratie et du gouvernement des humains, notre propre notion de l’être humain et surtout de ses droits. Ce qui confirme et justifie les célèbres formules qui mandent et annulent souvent des articles importants dans plusieurs constituions arabes : «Accorder aux conventions internationales dûment ratifiées par lui (le Maroc en exemple ici), dans le cadre des dispositions de la Constitution, et des lois du Royaume, dans le respect de son identité nationale immuable (…), la primauté…». L’identité immuable étant l’Islam, ce qui est souligné en premier dans les textes des constitutions arabes.
Cette formule magique qui renvoie essentiellement au gouvernement des êtres humains par la loi du sacré coupe tout souffle à la pensée émancipée et présente un soutien inespéré au despotisme de l’état, voire des individus. Revendiquer l’âme arabe revient à dire qu’il va falloir aller la trouver dans les textes fondateurs et sacrés. On juge des intellectuels libres, on bannit des livres et des œuvres sous prétexte qu’ils sont en opposition avec cette âme arabe.
Quand on sanctifie le patrimoine, quand on le transforme en dogme, on ferme la voix de la création et de la libre pensée.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane