Dans les pays anglo-saxons, lorsqu’il est question de démocratie, une expression particulière revient souvent : Checks and Balances. La traduction de cette expression donnée par les dictionnaires est «contrôles et contrepoids», à laquelle on pourrait préférer «contrôles et équilibres». L’idée est que, pour que le système démocratique puisse opérer réellement, il est important que chacun des trois pouvoirs (législatif, exécutif et judiciaire) puisse être contrebalancé et contrôlé par les deux autres, de façon à ce qu’il s’exerce dans les limites qui lui sont assignées, sans qu’il lui soit possible de dominer, manipuler ou marginaliser les autres. En d’autres termes, c’est l’équilibre entre les trois pouvoirs qui permet aux institutions démocratiques de fonctionner de manière satisfaisante. On a eu récemment une illustration de la manière dont ce principe peut être mis en oeuvre. Aux États-Unis, des juges ont pu suspendre des décisions prises par le président élu (interdiction d’entrée à des citoyens de pays musulmans) lorsqu’ils ont constaté qu’elles portaient atteinte à des principes consignés dans la Constitution du pays. Le président, malgré l’importance des pouvoirs qu’il détient, n’a pu bloquer ni contourner les décisions des juges. On raconte qu’en Inde, en juin 1984, au lendemain de l’occupation par l’armée du Temple d’Or, le lieu le plus sacré pour les Sikhs, des émeutes ont éclaté partout dans le pays et ont fait des morts par centaines. À un moment donné, une famille hindouiste a accueilli chez elle une famille sikhe pour la protéger de la fureur des foules. Celles-ci auraient encerclé la maison et exigé qu’on leur remette les fugitifs.
À ce moment, des membres du corps judiciaire, portant l’habit officiel des juges, se sont interposés entre la foule et la maison assiégée. À la simple vue des représentants du pouvoir judiciaire, les foules ont reculé et le siège de la maison a pu être levé. Cet épisode de l’histoire contemporaine de l’Inde montre que, lorsque le pouvoir judiciaire se fait respecter, son influence peut être grande, même lorsque les tensions sont intenses. Il va de soi que, en temps normal, sa contribution au bon fonctionnement des institutions démocratiques est essentielle. Le pouvoir judiciaire peut en effet jouer le rôle de contrepoids et même plus, faire respecter les principes du vivre ensemble, et donc créer les conditions où le pouvoir exécutif s’exerce dans les limites définies par les lois du pays.
En Turquie, tout au long du XXème siècle, le rôle de contrepoids a été joué, non pas par le pouvoir judiciaire, mais, aussi bizarrement que cela puisse paraître, par l’armée. Après l’abolition du califat et l’instauration de la république par Mustafa Kemal Atatürk en 1924-1925, l’armée s’est faite la gardienne des institutions républicaines et laïques. Au cours du XXème siècle, elle est intervenue trois fois pour déposer des politiciens élus par le peuple, à des moments où ils ont tenté de porter atteinte aux règles constitutionnelles et surtout de toucher à la nature laïque et républicaine de l’État. À trois reprises donc, l’armée a fait un coup d’État, écarté des élus qui étaient des démagogues ayant su séduire les masses, géré le pays pendant un certain temps puis remis le pouvoir de nouveau à des civils élus. Normalement, un tel rôle, celui de gardien des institutions du pays, devrait revenir à des institutions civiles. L’armée devrait agir dans les limites du rôle qui lui est assigné, à savoir défendre le pays contre des menaces extérieures. Mais force est de constater que, dans un pays de tradition musulmane, le fait que l’armée ait pris sur elle de jouer ce rôle a contribué pendant un certain temps au maintien du régime démocratique dans le pays. La Turquie était devenue, grâce à son système démocratique et laïque, un exemple positif dans le monde musulman, et sa réussite laissait espérer de grands progrès à l’avenir. Mais cette configuration particulière, où l’armée a joué le rôle de contrepoids au pouvoir exécutif, n’a pas pu tenir assez longtemps. «Il a suffi», dirions-nous, qu’un politicien habile, un orateur hors pair, ait su séduire les foules et rallier de larges couches de la population et donc contrôler le pouvoir législatif pour que l’équilibre soit rompu. On connaît la suite : le politicien habile a mobilisé tous ses atouts pour subjuguer le système et faire plier les règles du jeu à ses désirs. Au-delà de ce cas particulier, dont l’importance ne saurait être niée, la leçon pour nous semble être de devoir secouer un jugement que nous faisons de manière implicite. En effet, nous associons la transition vers la démocratie avec l’idée d’élections libres et de mise en place d’institutions représentatives pleinement opérationnelles. Nous pensons généralement qu’il suffit d’équilibrer l’Exécutif ou de le contrôler par un pouvoir législatif réel pour que la volonté du peuple soit faite et pour que cesse le despotisme de ceux qui contrôlent l’Exécutif. En fait, cela est vrai, mais pas suffisant. L’équilibre à rechercher n’est pas entre deux pouvoirs, mais entre trois. Le judiciaire n’est pas simplement un dispositif d’arbitrage dans les disputes et conflits ou de répression d’entorses à la loi, mais un gardien des règles du jeu, un gardien dont le rôle est aussi important que celui des deux autres pouvoirs. Nous voyons bien aujourd’hui qu’en Turquie, où l’armée s’est substituée au pouvoir judiciaire pendant longtemps, l’équilibre des pouvoirs s’est effondré dès que des représentants du pouvoir exécutif sont parvenus à mettre la main sur l’autre pouvoir, le législatif. Le grand problème de la transition démocratique dans les contextes de tradition musulmane doit donc être reconnu pour ce qu’il est. Alors même que l’idée de souveraineté de la loi est bien implantée dans les esprits, l’attente générale est que le pouvoir de fait, acquis et maintenu par la force, finit par dicter ses règles à toute la société et réduit le pouvoir judiciaire à un arbitrage, souvent étriqué, entre partis « domestiqués ». Parce qu’en fin de compte, dans ces contextes, le «gagnant rafle tout», c’est-à-dire que celui qui s’empare du pouvoir suprême contrôle tous les rouages, tous les systèmes et tous les mécanismes. Les masses sont réduites à rêver de voir émerger un despote qui interdise toutes les injustices à part celles qu’il commet lui-même. La question qui se pose pour les sociétés de tradition musulmane est donc la suivante : comment passer d’une situation où le pouvoir judiciaire est faible, corrompu et/ ou manipulé par le pouvoir exécutif, à une situation où le judiciaire est pleinement responsable et confiant dans sa mission ?
Par Abdou Filali Ansary