Coupez la télévision, elle ne sert à rien. Ne lisez pas les médias classiques, ou alors avec beaucoup de recul, beaucoup de distance. Branchez-vous, tout simplement, sur les réseaux sociaux, connectez-vous à Facebook, Twitter, surfez, partagez, téléchargez, visionnez les vidéos amateurs, lisez les kilomètres d’informations et les tonnes de commentaires… Mais alors, prenez la précaution d’installer un filtre dans votre esprit pour pouvoir discerner le vrai du faux, et pour pouvoir faire le tri entre l’information et la diffamation-divagation.
Le Hirak dans le Rif, qui continue de secouer Al Hoceïma et sa région, n’est pas seulement un casse-tête pour le pouvoir et pour toute la classe politique. C’est aussi un casse-tête pour les médias et pour les lecteurs. Il pose clairement le problème de l’information.
On dit que trop d’information tue l’information. C’est sans doute vrai. Surtout quand l’information n’est soumise à aucun filtre, quand elle n’est pas hiérarchisée. Le problème de l’information devient alors le problème du sens. On l’oublie souvent mais, derrière la quête de l’information, le plus important et le plus dur aujourd’hui, dans ce monde 2.0, est de comprendre et de trouver/donner du sens.
La logique des réseaux sociaux reprend celle, très ancienne, du téléphone arabe et des agoras sur la place publique. C’est à qui criera le plus fort ou colportera la rumeur ou le « bruit» le plus sensationnel. C’est une logique de surenchère et de buzz. Ce n’est plus l’information qui fait sens mais le contraire. L’information est alors prisonnière du sens que le « berrah » ou l’apprenti-sorcier d’hier et d’aujourd’hui veut lui donner.
Le Hirak a aussi installé l’idée que les réseaux sociaux sont la voix du peuple, alors que les médias publics et les médias classiques sont la voix du «Makhzen» (elle a encore de beaux jours devant elle, cette expression). L’idée n’est pas nouvelle, mais elle s’offre une nouvelle jeunesse à l’ère du 2.0. Le peuple crie et le pouvoir se tait, voilà ce qu’on dit. On dit aussi: les amis du peuple colportent ses souffrances et les amis du pouvoir légitiment son silence. Ou encore : les réseaux sociaux disent la vérité et les autres se taisent ou mentent.
Ces idées ont bien sûr un fond de vérité. Mais un fond seulement ! Pour le reste…
En face du silence-absence des médias classiques, qui n’est pas nouveau, les médias dits sociaux ont pris toute la place. Ils remplissent le vide. Ils sont très utiles quand ils renseignent. Ils sont aussi un thermomètre pour prendre la température de la rue et peuvent fonctionner comme une sorte d’opinion publique. C’est un atout, du moment que l’opinion publique a souvent été étouffée et n’a jamais pu s’exprimer que dans l’affrontement et le conflit.
Les médias sociaux représentent aussi un élément de sondage, empirique mais toujours utile dans un pays où les sondages sont quasi interdits ou impossibles à mener. Ils peuvent être un outil parmi d’autres entre les mains du chercheur : celui qui veut analyser et comprendre.
Mais la force première de ces médias 2.0, c’est-à-dire leur liberté totale et sans contrôle, sans filtre, sans encadrement, sans background, sans recoupement, sans contrainte aucune, cette liberté-là devient un problème. Derrière un clavier, n’importe qui peut faire n’importe quoi. Il a toutes les libertés, y compris celle d’entraîner son « public » dans le délire. Nous avons vu fleurir, en un claquement de doigts, des visages nouveaux que le « succès » rapide a installés sur un piédestal. Ils ne renseignent plus, ils prêchent. Comme des prophètes des temps modernes. Des porte-parole auto-désignés de la masse, de la foule, du peuple. Chevillés à leurs certitudes, ils jugent, sanctionnent, professent, distribuent les bons et les mauvais points. Et, comme les artistes en représentation, ils attendent les applaudissements à la fin du spectacle.
Mais tous ces désordres ne sont évidemment rien comparés à l’énorme problème (défi ?) politique posé par le Hirak du Rif…
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction