Il est assurément et sans conteste le plus grand voyageur musulman de son époque. Mais l’abondante littérature de l’explorateur tangérois suscite doutes et suspicions. Certains historiens, y compris ses contemporains, remettent en cause quelques uns de ses nombreux récits de voyage. Pourquoi ?
En 1355, Ibn Battouta (1304-1368) fait son grand retour au Maroc. Il revient après plusieurs années consacrées à l’une des ses folles expéditions à travers le monde. Il est à cette date déjà une sommité et suscite la curiosité du tout Fès. Le sultan Abou Inan Al Marini profite de son éphémère présence et charge son secrétaire particulier Ibn Jouzay de retranscrire les récits livrés par Ibn Battouta. Pourtant, tout le monde à la cour du sultan n’est pas admiratif de l’œuvre du grand voyageur. Certains doutent même de la véracité de ses dires. Ibn Khaldoun, brillant esprit de l’époque, en fait partie. Ibn Jouzay, unique rédacteur de «Tuhfat al-anzar fi gharaaib al-amsar wa ajaaib al-asfar» (Un présent pour ceux qui contemplent les splendeurs des villes et les merveilles des voyages), aussi appelé «La Rihla d’Ibn Battouta», tient à être clair avec ses lecteurs. Il juge utile d’apporter quelques précisions : «J’ai transcrit ces paroles dans l’ordre où il les avait employés (Ibn Battouta, ndlr), sans faire le moindre changement, et j’ai rapporté toutes les anecdotes et les histoires qu’il avait racontées. Mais je n’ai pas entrepris d’en examiner l’authenticité». Ce préambule sonne comme une mise en garde. Le rédacteur semble prendre ses distances vis-à-vis des incohérences possibles du récit du voyageur. Bien qu’Ibn Battouta soit reconnu comme ayant une remarquable capacité de mémorisation, l’exercice auquel il se livre en remontant plusieurs années dans ses souvenirs est forcément périlleux. Le Tangérois affirme que ses principaux carnets de voyage se seraient perdus lors d’une attaque de pirates dont il aurait été victime dans l’océan indien. Il reconnaît par ce fait qu’il est obligé de se reposer pour l’essentiel sur sa mémoire. Les contradicteurs les plus virulents d’Ibn Battouta estiment que le voyageur est en réalité un imposteur. Outre les anachronismes révélés dans la «Rihla», les suspicieux se basent sur la nature des descriptions livrées à Ibn Jouzay. Lorsque le voyageur utilise les mêmes clichés dans l’esquisse qu’il réalise de certaines grandes villes qu’il visite, il est souvent accusé de n’y avoir en réalité jamais mis les pieds. Les doutes sur certaines destinations sont généralement admis, mais les historiens contemporains considèrent l’ensemble de l’œuvre d’Ibn Battouta comme relativement fiable.
En mission religieuse
Au XIVème siècle, la rigueur scientifique n’existe pas encore. Le grand voyageur considère par exemple que les informations qu’il parvient à glaner lors de ses déplacements sont tout aussi fiables que ses propres observations. Ainsi, il ne voit aucun mal à mélanger les genres sans même prendre la peine de les différencier. La narration d’Ibn Battouta est également prisonnière d’un prisme incontournable de l’époque, celui de la religion. Dans ce cadre, le Tangérois ne passe pas pour un simple observateur. Il se sent en effet légitiment dépositaire d’un savoir islamique justifié par son appartenance au peuple arabo- musulman du Maghreb ou du Machrek. Un statut de savant de l’Islam reconnu et même plébiscité en Asie du Sud-Est par exemple, où les «Arabes» sont reconnus comme les premiers et principaux diffuseurs de la religion. Ibn Battouta se plait ainsi à corriger les lacunes des nouveaux adeptes musulmans qu’il juge trop laxistes dans leur pratique. Lorsqu’il exerce sa fonction de «cadi» dans les îles Maldives, il n’hésite pas à vanter sa réussite dans l’introduction d’une orthodoxie qu’il juge nécessaire. Dans la même veine, il fustige les pratiques des «anciens païens» trop syncrétiques à son goût. La maîtrise de la langue arabe s’inscrit également dans le statut moral que ses hôtes et lui- même lui octroient. A ce sujet, l’historien français Gabriel Martinez-Gros explique dans un texte publié dans l’ouvrage «Géographes et voyageurs au Moyen Âge» qu’Ibn Battouta «vend de l’arabe et de la norme, les deux ensembles, bien sûr : l’arabe est la langue des origines de l’Islam, du Coran, des hadiths, du Prophète et des Compagnons, c’est-à-dire de tous les textes et de toutes les traces qui fondent le droit musulman. Partout dans le monde islamique, cette situation reste vraie». Définitivement, le regard et les actions d’Ibn Battouta ne sont pas neutres. Il est le chantre de l’islam originel dans les contrées où son apparition est récente. Un rôle qui le propulse automatiquement dans le cercle très fermé des grands esprits de son époque. Etait-ce là son pari initial ?