À l’école, on apprend à nos enfants que le Maroc n’a jamais été colonisé jusqu’au début du XXème siècle. On leur raconte cela comme une forme d’exploit, un conte merveilleux : contrairement à nos voisins de l’Est (Algérie et Tunisie), nous avons longtemps repoussé la fatalité de l’occupation. Mieux, nous avons pu maintenir, jusqu’aux portes du XXème siècle, une sorte de « virginité » puisque l’Empire Ottoman, qui a dominé nos voisins, n’a jamais pu nous dompter.
Le récit national, qui est de construction récente, a idéologisé et certainement idéalisé la longue histoire du royaume. Il l’a fait pour exalter la fierté de tout un chacun et créer ce caractère exceptionnel, et magique, qui est finalement le propre à toutes les constructions nationales ou nationalistes. La réalité, c’est-à-dire l’histoire, est évidemment plus complexe.
Dès l’effondrement de l’Etat almohade, au cœur du Moyen Âge, le rêve du « Grand Maroc » a cessé d’exister et le royaume sera, bientôt, convoité par ses voisins du Nord. À partir de 1415, avec la perte de Sebta, la porte s’est ouverte aux appétits portugais et espagnols. L’état de guerre civile quasi-chronique qui prévalait « intra muros », avec des dynasties qui se déchirent et des prétendants qui s’entretuent ou jouent au saute-mouton, offre un début d’explication. Mais un début seulement.
Il y avait autre chose : le Maroc accusait un retard technologique (puissance maritime, équipement et armement), qui a été décisif entre le XIVème et le XVème siècle.
C’est ce retard qui a permis les incursions tant portugaises qu’espagnoles. Et ce retard n’a jamais été comblé. C’est ce qui explique que, malgré quelques grands faits d’armes (dont la victoire de Oued al Makhazin en 1578), le Maroc n’a jamais récupéré l’intégralité de son territoire. Même quand le Portugal et l’Espagne ont rétrocédé l’essentiel des deux façades maritimes du royaume, dans le XVIIIème siècle, les ports ont pratiquement fonctionné comme des comptoirs au service d’autres délégations européennes : les Françaises, Anglaises, Allemandes, Hollandaises, etc.
C’était déjà le temps de l’interdépendance et la situation allait être « couronnée », en quelque sorte, avec l’arrivée du double protectorat franco-espagnol dans le XXème siècle. Une fatalité en somme. À y regarder de plus près, la « crise marocaine » a probablement commencé dès le XVème siècle, pour se poursuivre jusqu’au siècle dernier, malgré les quelques règnes forts (Ahmed al Mansour, Moulay Ismail) ou éclairés (Mohmmed Ben Abdellah). L’autoritarisme et l’ouverture ont été des trompe-l’œil, l’un pour souder les rangs intérieurs, l’autre pour gagner une paix extérieure. Mais les deux ont été une parenthèse, sans plus, et n’ont jamais pu rattraper ce fameux retard technologique.
Si l’épée a porté haut les ambitions des princes marocains, le canon les a fait reculer. Le processus, qui s’est enclenché à la fin du Moyen Âge, a depuis été irréversible.
Et si l’Etat central a gardé son indépendance, malgré tout, c’est parce que les deux poumons du royaume, que sont Marrakech et Fès, ont pu préserver leur inviolabilité. Contrairement aux côtes, aux plaines et aux principaux centres urbains…
La situation géographique du royaume, à la fois zone excentrée et tampon avec l’Europe, a préservé l’essentiel. Le Maroc en a joué, à partir du XVème siècle, déjà, pour « jongler » entre les deux voisins ibériques mais aussi avec l’Empire Ottoman, qui a longtemps envisagé de « vassaliser » le royaume. Et qui s’est retenu ou a été empêché de le faire pour des raisons géostratégiques (ne pas rentrer en collision avec le Portugal et l’Espagne).
L’histoire est ainsi faite, et c’est ce qui la rend passionnante. Au-delà de cet esprit de compétition qui anime les constructions nationalistes, les idéologies, les rétroprojections idéalistes. Et les enfants d’aujourd’hui finiront par le comprendre demain, quand ils auront appris à marcher sans béquilles.
Karim Boukhari, Directeur de la rédaction