Quand il a remis son rapport sur l’enseignement traditionnel à Hassan II, en 1968, le Pr. Mohamed Chafik avait émis la conclusion suivante : «L’enseignement dans les m’sids est l’une des causes principales de notre retard civilisationnel». Il ajouta par ailleurs, dans cet entretien accordé à Driss Ksikes (Économia, 2010) : «C’est le m’sid, avec ce qu’il inculque comme culture de soumission et manque de courage intellectuel, qui a fourni au Makhzen ses meilleurs serviteurs».
L’image répandue du maître de l’école coranique le montre toujours muni de plusieurs fouets de différents calibres et tailles pour corriger ses élèves. Ce genre de pédagogie était accepté et soutenu par les parents eux-mêmes. On disait que le bâton du châtiment est descendu du paradis. Il apporte bonheur et quiétude, il purifie des pêchés. Mais on oublie surtout de dire qu’il cause repli sur soi et inhibition.
Nous sommes là devant un modèle de société qui conçoit l’enfance comme une matière qui, pour grandir, doit entamer son retour vers l’origine. L’origine dans une telle culture est conçue comme pureté absolue. Pour y retourner, on doit être soumis à une purification. Il faut débarrasser les petits corps de leurs diableries afin qu’ils entament ce voyage vers le passé. Ceci est l’enfance des temps théologiques, cycliques, où la vie est conçue comme une chute vers le monde de la matière et des vices.
Si le cadre de l’école traditionnelle a changé avec l’intervention occidentale, et si les maîtres d’école des premières années de l’indépendance avaient une vision héritée de la colonisation, le système politique a tout fait à partir de 1965 pour reproduire le modèle du M’sid.
Par ailleurs, la conception de l’éducation des temps modernes est différente, elle se comprend comme une construction ; de là «Instruire». Le Littré propose l’étymologie suivante: «Instruire c’est proprement bâtir, construire dans, comme si l’on construisait dans l’esprit, et aussi munir de, pourvoir de». On le voit bien ici, il s’agit d’un temps ouvert qui n’a de repères que le présent. Il ne connaît pas le passé, il le découvre. Il n’est pas sûr de l’avenir, il le construit. Toute la différence entre le temps céleste et le temps terrestre. De là construire dans l’esprit, et munir l’enfant de moyens susceptibles de l’aider à comprendre le monde.
Je suis étonné donc de voir l’intelligentsia au Maroc s’insurger contre tel ou tel maître d’école pour avoir usé de son droit d’autorité sur les petites âmes. Le système politique, la conception de la vie, les modèles de développement ou de sous-développement, sont ainsi conçus. Il faut soumettre le citoyen depuis sa naissance jusqu’à la fin de sa vie à un dressage, afin qu’il se contente de recevoir et ne point penser. Les enseignants ne dérogent pas à cette règle. Déjà en 2004, une enquête menée par l’École de Psychologie de Casablanca au profit de l’UNICEF, montrait que 78% des élèves étaient battus. Battus, on le savait, mais ce qui est grave, c’est qu’on est arrivé à ce que ces mêmes victimes croient qu’il est dans leur intérêt de subir ces supplices. Et que des enseignants disent que c’était nécessaire à la bonne conduite de l’enseignement. Pourtant des circulaires interdisant le châtiment corporel existent et sont souvent publiées par le Ministère de l’éducation nationale.
«Vous savez, au bout de 25 à 30 ans, où le degré de vigilance a été réduit à zéro, les dégâts sont énormes», précise Chafik dans le même entretien. Le Maroc récolte donc les conséquences d’un choix qui a été délibérément décidé, afin de sauver un ordre qui ne pouvait perdurer sans ce système scolaire qui reproduit la soumission et la crainte. Si beaucoup de professeurs, de parents et d’acteurs de la vie publique considèrent aujourd’hui que pratiquer le châtiment corporel n’est pas un crime, il faudrait le comprendre et savoir que la question de l’enseignement n’est pas une simple affaire de chiffres, de formules ou de techniques ; mais bel et bien de grands choix : sortir du Moyen-Âge et s’engager dans la modernité.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane