Le mois de novembre 2011 est celui des élections législatives, les premières sous le régime de la nouvelle Constitution. Les dates importantes de ce mois se trouvent phagocytées par cet événement singulier. Même le 6 novembre, anniversaire de la Marche Verte, a été marqué du sceau des élections. Le discours royal diffusé à cette occasion leur a en partie été consacré. Le 7 novembre, jour de l’Aïd El Kébir, n’a pas non plus fait exception. Nombre de pauvres moutons sacrifiés au nom d’une spiritualité ritualisée ont été offerts à des familles démunies par des fraudeurs achetant d’avance leurs voix électorales. La chasse aux électeurs n’a, semble-t-il, même pas attendu le début de la campagne officielle. Le 17 novembre, jour du 25e anniversaire de mon fils aîné, n’a occupé de mon temps que l’espace d’un coup de téléphone ! L’esprit était ailleurs. Pardon fiston. Le 18 novembre, fête de l’Indépendance, est aujourd’hui la seule journée rescapée des fameuses «Trois Glorieuses» (16, 17 et 18 novembre 1955). Jadis, durant ces Glorieuses, le peuple marocain avait vibré de tout son cœur. Cette année, ce que j’ai lu dans les yeux des Casablancais que j’ai rencontrés ne ressemblait pas à de la joie, mais à l’amertume et à la peur d’un avenir incertain.
Novembre 2011 était donc le mois d’une question qui a supplanté toutes les autres : comment la nouvelle Constitution allait-elle se concrétiser ? En attendant un début de réponse pour le 25 du même mois, à travers le déroulement des opérations de vote et l’étude du comportement des acteurs et des résultats annoncés, mon attention est attirée par quelques vocables singuliers, issus des vieilles pratiques langagières et qui constituent le lexique politique du pays.
Le premier est inzal, littéralement parachutage. Contrairement à la signification politique française, et qui veut dire parachuter un candidat dans une circonscription qui lui est étrangère, au corps défendant des candidats locaux (naturels), l’inzal consiste au Maroc à parachuter dans les listes électorales des votants acquis d’avance à des candidats privilégiés. Le mécanisme de cette fraude reposait sur l’exploitation des ambiguïtés du Code électoral. Durant les années 1990, la multiplicité des liens légaux avec une circonscription (habitat, travail, naissance, impôt) permettait les déplacements en masse des électeurs manipulés. Une sorte de fraude en amont du jour des élections. Aujourd’hui, avec la seule prise en compte du critère d’habitat, la pratique n’a pas disparu, elle a diminué. Elle est remplacée par une autre inaugurée depuis 2002, qui consiste à acheter le «non vote» pour réduire la masse votante et augmenter le ratio du candidat fraudeur, qui a déjà dans les circonscriptions un «noyau dur» de fidèles acquis par clientélisme. L’action se situe toujours en amont. Ces fraudeurs ne pêchent pas en eaux troubles, ils troublent l’eau avant de pêcher ! Le terme inzal semble accoucher d’un autre isqate (soustraire) !
Le second terme est tanzil, littéralement «faire descendre de ciel à terre, de Dieu aux hommes», comme le Coran. L’origine du mot est donc théologique. Historiquement, il ne figurait pas dans le lexique politique marocain. L’arrivée progressive des élus islamistes dans les institutions, depuis 1997, a permis l’usage de ce vocable dans les discours politiques, véhiculant le sens de «mise en œuvre». Utilisé au début par les élus du PJD, il concurrençait son rival à connotation civile, ajraâ. En moins d’une décennie, le tanzil a éliminé son adversaire : désormais, presque tous les acteurs du champ politique l’emploient naturellement pour parler de la mise en œuvre d’une loi. La culture politique marocaine se serait-elle déjà islamisée ?!
La troisième expression est une injonction, Smaâ Sawt Echaâb, littéralement «écoute la voix du peuple !». Ce sont les jeunes du Mouvement du 20 février qui ont lancé cette sommation à qui de droit. Les majuscules traduisent le ton avec lequel cette exhortation est lancée en public. Une fougue juvénile anime ce cri collectif scandé par une foule qui défie des décennies de frustration et de peur. Le terme de peuple, qui donne sens à cette injonction, n’est pas nouveau dans notre lexique politique. Il y figure depuis longtemps mais renvoyait jusqu’alors surtout à la communauté et à la Oumma. Le M20 essaye de le ranger dans un référentiel moderniste. A travers lui, il semble affirmer que seul le peuple est souverain et que seuls les pouvoirs émanant de lui sont légitimes. Parce que ce cri est fort et parce qu’il appelle une nouvelle culture politique, celle de la citoyenneté, il a vite été phagocyté par la culture politique hégémonique au Maroc. Toutes ses charges modernistes ont été évacuées, tantôt par les interprétations religieuses, tantôt par les logiques vulgarisatrices du réformisme marocain, celui qui prône que le véritable changement n’est pas encore à l’ordre du jour. Ainsi, malgré la vitalité de ceux qui ont popularisé Smaâ Sawt Echaâb, la nouvelle Constitution a ignoré le concept moderniste de peuple et a consolidé celui conservateur d’Oumma. Nous sommes toujours des sujets de la Oumma guidée par Amir El Mouminine. Après-demain, peut-être, «si Dieu le veut», nous serons les citoyens d’un peuple marocain sur lequel règnerait un roi qui prêterait serment sur une constitution démocratique ! Il ne nous reste plus qu’à attendre le résultat des urnes et la nouvelle carte politique de notre pays. Pessimiste, moi ? Non, car comme dit le proverbe : «Du fumier naissent les roses» !
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane