L’art et la littérature orientalistes ont donné vie et grandeur à la femme orientale en la dévoilant. Coup de projecteur sur cette créature de rêve.
Dans la peinture orientaliste du XIXe siècle, nul besoin pour une femme d’avoir laissé un nom dans l’Histoire pour devenir célèbre. Au contraire : c’est à d’illustres inconnues qu’est réservé ce privilège, pour peu qu’elles incarnent la créature de rêve qu’attend un public friand d’exotisme. Une fois son tableau achevé, le peintre pourrait dire à chacune : « Rentre dans le néant d’où je t’ai fait sortir ».
Qui fut en réalité la Grande odalisque (1814) d’Ingres, cette perle orientale qui tourne son regard vers nous, sans paraître le moins du monde effarouchée ? Elle ne doit sa grandeur qu’à la surface du tableau et au génie de l’artiste. Même chose pour l’Almée à la pipe (1873) de Jean-Léon Gérôme, ou telle ou telle de ces innombrables beautés alanguies qui, dans des harems de convention, s’exhibent lascivement aux yeux du bourgeois. Et ce, malgré la présence sourcilleuse, en fond de décor, d’un indispensable eunuque noir censé interdire aux intrus l’accès à ce lieu par définition inviolable, puisqu’il est réservé au seul Maître. De cette profanation, on comprend que le spectateur occidental puisse faire ses délices. Astreint à la monogamie que lui impose la tradition chrétienne à laquelle il appartient, il peut ainsi satisfaire impunément ses appétits inavoués. Cette morale puritaine ne l’empêche pas pourtant d’entretenir secrètement une, voire plusieurs maîtresses…
A ces scènes de harem s’ajoutent des scènes de hammam où les corps féminins sont complètement dénudés. En représentant cet autre lieu où nul homme ne pénètre, le tableau, tel une fenêtre ouverte, viole l’intimité de ces femmes réputées être recluses et voilées. Depuis le XVIIe siècle, nombreux sont les voyageurs occidentaux en Orient qui, assurant avoir été les premiers à pénétrer dans un harem, décrivent dans les moindres détails ce qu’ils prétendent y avoir vu. Par leurs récits supposés en dévoiler « l’intérieur », ils en ont fait un objet de fantasme dont la femme occupe le cœur. L’odalisque, la bayadère, l’almée, – souvent musulmanes, parfois chrétiennes ou juives – s’imposent comme des figures emblématiques de l’Orient.
La femme orientale n’existe pas
En réalité, la multiplicité de femmes qu’offrent les peintres orientalistes se réduit à un type unique : la femme orientale. Telle qu’ils l’ont figée de manière stéréotypée, celle-ci n’existe pas, sinon dans leur imagination. Quels sont donc les traits qui la caractérisent à leurs yeux ?
Dans le harem, elle apparaît de dos mais plus souvent de face ou de profil, elle est nue avec quelques bijoux et juste ce qu’il faut de voile vaporeux pour sauvegarder un reste de pudeur. La peau blanche, bien en chair, elle se prélasse mollement sur des tapis et des soieries, dans une pose qui met en valeur sa poitrine et ses reins. Divers objets contribuent à donner à la scène sa couleur locale : éventail à plumes de paon, pipe ou narghilé, instrument de musique, coussins et miroirs. Si la nudité est fréquente, elle n’est cependant pas systématique. Il en est ainsi chez Delacroix, dans Femmes d’Alger dans leur appartement (1834), ou chez Félix Philippoteaux avec, lui aussi, ses Femmes d’Alger (1846) : bien que vêtues, ces belles Algéroises n’en sont pas moins sensuelles. Tout est dans leur attitude qui suggère l’attente d’un visiteur, et dans leurs tuniques diaphanes et pantalons bouffants laissant entrevoir une poitrine généreuse et des jambes sans défaut.
Au hammam, havre de repos et de plaisir, les corps nus des baigneuses alanguies présentent les mêmes courbes et la même peau couleur d’opale. Que l’on songe au Bain turc (1862) d’Ingres où s’entremêlent les anatomies de vingt-cinq femmes au moins : les unes s’adonnent à la danse ou à la musique, tandis que d’autres s’enlacent voluptueusement. Chez Jean-Léon Gérôme, dans un hammam de marbre décoré d’arabesques et de zelliges, l’odalisque indolente, telle une statue d’albâtre, se laisse laver par son esclave noire parée de tissus et de bijoux. « Là, tout n’est qu’ordre et beauté /
Luxe, calme et volupté », pourrait-on dire avec Baudelaire dans son Invitation au voyage. Du reste, le voyage en Orient qui inclut à l’époque l’Afrique du Nord n’est-il pas un rite de passage obligé pour de nombreux artistes et écrivains du XIXe siècle ? Ne traduisent-ils pas dans leurs œuvres la « splendeur orientale » qui les a tant fascinés ? Théodore Chassériau écrit de Constantine en 1846 : « Je vis dans les Mille et Une Nuits. Je crois pouvoir en tirer un vrai parti pour mon art. Je travaille et je regarde (…) ».
La belle juive
Une fascination particulièrement sensible chez Delacroix. Evoquant le Maroc où il vient de passer six mois (de janvier à juillet 1832), il note dans son Journal : « L’aspect de cette contrée restera toujours dans mes yeux, les hommes et les femmes de cette forte race s’agiteront, tant que je vivrai, dans ma mémoire ». Cette période marocaine a joué un rôle déterminant dans sa production. On en retiendra ici un motif particulier qu’il a initié et contribué à populariser : celui de la belle juive.
Bien sûr, la peinture occidentale avait déjà abondamment représenté des figures féminines issues de la Bible, de la chaste Suzanne à Judith en passant par Ruth et Bethsabée. Mais ce qui est nouveau chez Delacroix, c’est l’intérêt qu’il porte à des femmes juives qui n’ont rien de ces héroïnes bibliques. Il introduit ainsi une spécificité au sein du thème plus large de la femme orientale, une sorte d’exotisme à l’intérieur de l’exotisme.
Arrivé depuis peu à Tanger, il écrit : « Les juives sont admirables (…) ce sont des perles d’Eden ». En 1845, Théophile Gautier, dans son Voyage pittoresque en Algérie, partage cet engouement esthétique pour les juives : « Nous fûmes éblouis par cette manifestation subite de la beauté hébraïque (…) Ses prunelles de diamant noir nageaient sur une cornée de nacre de perle d’un éclat et d’une douceur incomparable, avec cette mélancolie de soleil et cette tristesse d’azur qui font un poème de tout œil oriental. »
Delacroix est d’autant plus séduit qu’il peut, sans avoir à transgresser l’interdit qui pèse sur les musulmanes, les approcher et enregistrer leur image sur son carnet, en quelques traits de crayon rehaussés de couleurs. Il fait à l’aquarelle le portrait de Saada, l’épouse de son drogman1 Abraham Benchimol, ainsi que de Preciada et Esther, deux de leurs filles. De même, il immortalise Laeditia Azencot. Accueilli dans des familles juives, il croque de nombreuses jeunes filles anonymes et assiste à un mariage dont il tirera son fameux tableau, Noce juive au Maroc, où juifs et musulmans sont réunis dans la même fête. Après lui, plusieurs artistes, également sensibles à leurs charmes, peindront à leur tour des femmes juives : Alfred Dehodencq au Maroc, Théodore Chassériau ou Alexandre Lauwich en Algérie par exemple.
D’une image à l’autre
La femme orientale hante aussi la littérature de l’époque. Les écrivains retrouvent en elle une féminité surgie du fond des âges, sauvage, sensuelle, énigmatique. Elle condense tout ce que l’Orient recèle pour eux d’originaire et de mystérieux. C’est l’époque où, à travers le voyage en Orient, on cherche à retrouver dans des lieux chargés d’histoire (Egypte, Palestine) le berceau de la civilisation occidentale et, dans ce qu’on croit être la permanence des mœurs orientales, une authenticité perdue. Chateaubriand, Lamartine, Flaubert, Nerval, Loti, Maupassant et d’autres ont fait ce voyage. Hugo seul fait exception, mais cela ne l’empêchera pas d’écrire Les Orientales. Ce qui frappe dans la description qu’en font ces auteurs, c’est que ces femmes y sont muettes. Leur corps n’en est que plus parlant, et les mots utilisés pour l’évoquer en donnent une image si riche de coloris qu’elle semble faite pour être peinte (lire encadré).
Pure créature de fiction, cet objet de désir qu’est la femme orientale n’est en effet qu’une belle et fascinante icône. C’est en la célébrant par la plume ou par le pinceau que l’orientalisme littéraire et artistique en a fait une femme illustre et lui a conféré ses lettres de noblesse.
Extraits
La muse des poètes
« N’ai-je pas pour toi, belle juive,
Assez dépeuplé mon sérail ?
Souffre qu’enfin le reste vive :
Faut-il qu’un coup de hache suive
Chaque coup de ton éventail ? (…)
Ne suis-je pas à toi ? Qu’importe,
Quand sur toi mes bras sont fermés,
Que cent femmes qu’un feu transporte
Consument en vain à ma porte
Leur souffle en soupirs enflammés »
Victor Hugo, Les Orientales, 1829
« Les sourcils étaient bruns, légèrement froncés, rapprochés jusqu’à se rejoindre ; l’expression de ce regard était un mélange d’énergie et de naïveté ; on eût dit un regard d’enfant, tant il avait de fraîcheur et de jeunesse. La jeune femme qui avait ces yeux se leva, et montra jusqu’à la ceinture sa taille enveloppée d’un camail à la turque (féredjé) aux plis longs et rigides. Le camail était de soie verte, orné de broderies d’argent. Un voile blanc enveloppait soigneusement la tête, n’en laissant paraître que le front et les grands yeux. Les prunelles étaient bien vertes, de cette teinte vert de mer d’autrefois chantée par les poètes d’Orient. Cette jeune femme était Aziyadé ». Pierre Loti, Aziyadé, 1879
« Sur un de ces grands tapis rouges en haute laine du Djebel-Amour (…) une femme, une fille, presque nue, dormait les bras croisés sur ses yeux. Son corps blanc, d’une blancheur luisante (…) m’apparut comme un des plus parfaits échantillons de la race humaine que j’eusse vus. Les femmes sont belles par ici, grandes, et d’une rare harmonie de traits et de lignes » Guy de Maupassant, Allouma, 1889
« C’était vraiment une admirable fille, d’un type un peu bestial, mais superbe. Ses yeux semblaient toujours luisants de passion ; sa bouche entrouverte, ses dents pointues, son sourire même avaient quelque chose de férocement sensuel (…) qui faisaient d’elle une sorte d’être inférieur et magnifique, de créature destinée à l’amour désordonné ». Guy de Maupassant, Marocca, 1882
« Sur l’escalier, en face de nous, la lumière l’entourant, et se détachant sur le fond bleu du ciel, une femme debout, en pantalons roses, n’ayant autour du torse qu’une gaze d’un violet foncé. Elle venait de sortir du bain, sa gorge dure sentait frais, comme de la térébenthine sucrée ; elle a commencé par nous parfumer les mains avec de l’eau de rose. Koutchouk-Hânem est une grande et splendide créature (…). Quand elle s’assoit de côté, elle a des bourrelets de bronze sur ses flancs. Ses yeux sont noirs et démesurés, ses sourcils noirs, ses narines fendues, larges épaules solides, seins abondants, pomme… » Gustave Flaubert, Le voyage en Egypte, 1849-1852
1. Terme venant de l’arabe « turjmân » : interprète.
Ruth Grosrichard, agrégée d’arabe et professeure à Sciences Po Paris