La célèbre phrase de Descartes («l’homme, maître et possesseur de la nature») en suppose une autre, à savoir que l’homme se trouve, de fait et de droit, au sommet de la chaîne alimentaire, c’est-à-dire de l’ensemble des êtres vivants se nourrissant les uns des autres. Les religions monothéistes insistent sur ce point : le Créateur accorde sa préférence à l’homme et lui confie l’ensemble de la création pour son propre bien.
C’est pour cela que la figure de l’ogre a toujours été la plus monstrueuse qui soit. Les hommes savaient bien qu’il existait des animaux qui pouvaient se nourrir d’êtres humains, mais ne l’ont jamais accepté comme faisant partie de l’ordre des choses. Les animaux en question étaient systématiquement pourchassés : dès qu’un être humain est pris pour proie, l’ensemble de la communauté à laquelle il appartient se mobilise et organise une battue jusqu’à éliminer l’animal.
Le virus peut-il être assimilé à un être vivant qui dispute à l’homme cette place ? En fait, le «mode de fonctionnement» du virus le rend difficile à classer : ce n’est pas un être vivant comme les autres, dans le sens qu’il n’a aucune autonomie, mais en même temps, il se nourrit de ce qu’il trouve dans l’hôte… Donc il se place bien à la tête de la chaîne alimentaire, puisqu’il consomme de l’homme, alors que l’homme ne peut l’inclure dans ses menus. C’est peut-être une conscience diffuse de ce fait qui explique la peur extrême que produit le virus. La manière dont les responsables réagissent donne l’impression que le virus d’aujourd’hui a bien pris la place de l’ogre d’autrefois.
Lors de l’un de ses voyages extraordinaires, Sindbad le Marin se retrouve dans une situation cauchemardesque à l’extrême. Un groupe d’humains est réfugié dans une caverne dont la sortie est surveillée par un ogre, lequel vient une fois par jour choisir celui ou celle qui fera son repas du jour. Pour ceux qui survivent au fond de cette caverne la seule question qui se pose est la suivante : à qui sera le tour la prochaine fois ? Y aura-t-il une sortie ? [En fait, il y en a une : les membres du groupe attendent que l’ogre s’assoupisse pour se mettre à plusieurs et l’aveugler]. L’humanité se trouve-t-elle dans une situation pareille ? L’ogre qui attend ne serait-il pas un produit de ses propres mains ? Il faut dire qu’en tant que maître et possesseur de la nature, l’homme n’a pas bien géré les possessions que le Créateur lui aurait confiées. La plus urgente tâche maintenant est de tenter de réparer ce qui peut l’être encore, au lieu d’attendre qu’un miracle se produise.
Par Abdou Filali Ansary