Le temps est une notion polysémique dont le sens dépend de l’usage qu’on veut en faire ou de la projection des exigences de notre raison. En période de confinement, de nouvelles échelles se sont ajoutées à nos manières habituelles de le mesurer. La durée du confinement ou celle qui reste pour lever l’état d’urgence, ou bien même la durée de survie du virus du Covid-19, s’avèrent de nouvelles grilles à travers lesquelles nous comptons les heures et les jours.
Le temps s’achète quand il est précieux, et il est même appréhendé de manière insidieuse comme une propriété. Nous le donnons, on demande qu’on nous l’accorde, on prétend l’avoir. (J’ai le temps/Donne-moi du temps). Plusieurs termes traduisent la notion du temps en arabe. Le mot «Waqt» renvoie justement aux instants ponctuels qui s’écoulent au quotidien. «Zaman» définit plutôt l’époque étant plus lié à la durée et la chronicité. Nous entendons des femmes appeler leur mari «Zmani», ce qui laisse supposer la centralité de la figure du mari autour duquel gravite toute l’existence et qui renvoie en même temps à la sacralité d’un lien durable qui s’étale sur un temps indéfini.
Quand les rythmes concordent
Les retards, les urgences et les injonctions à la vitesse qui nous renvoient à notre condition temporelle n’ont plus la même présence, ni la même signification. Tahar Djaout dans son roman «L’invention du désert» revient à travers plusieurs expressions sur la prédominance du mouvement statique au Maghreb où le temps s’écoule sans déranger, meurt sans s’anéantir, s’estompe sans s’effacer. Aussi, les musulmans sont ancrés dans une perception du temps cosmique ou cyclique puisque tout rituel ou événement (prière, ramadan, pèlerinage) n’est pas fixe dans le temps ou soumis à une conception linéaire, mais rattaché au mouvement des astres dans le ciel. Le rythme du temps a d’ailleurs été longtemps scandé au rythme des prières ou selon une alternance entre les temps diurnes et nocturnes.
L’expérience du confinement éclaire d’un regard nouveau le rapport entre les cultures, les mutations et le temps. Nous apprenons ou réapprenons tous à apprivoiser un rapport au temps plus flexible, moins compartimenté. Aussi, cette trêve nous rassure quant à notre angoisse habituelle de risquer de rater quelque chose ou d’être devancé par les autres. Pour une fois, nous avons l’impression que nos rythmes concordent. Dans le cadre du travail, nous vivons un nouveau rapport au temps. Les règles du marché s’étendent à notre sphère privée et une nouvelle conception sociétale du temps se fabrique à travers cette nouvelle situation de télétravail. Ce changement correspond à une nouvelle interdépendance qui s’opère entre les espaces réels et virtuels et qui s’avère novatrice. Etant dans un espace souvent plurifonctionnel, nous sommes plus amenés à faire plusieurs choses en même temps.
Dans une société marquée par le loisir et par l’injonction de l’optimisation des performances, nous sommes traqués par des conseils qui nous orientent vers les manières d’utiliser son temps en période de confinement.
Les rapports de pouvoir face au temps
Le temps, parce qu’il doit s’appréhender comme une relation, non seulement exprime, mais structure les rapports de pouvoir. Nous sommes dans l’attente du déconfinement. L’Etat scande son pouvoir de nous faire attendre, de nous dicter des délais, des heures d’entrées et de sorties. Il s’arroge le droit de prendre des mesures temporelles. Nous attendons mais peinons à anticiper.
Le temps libre, soustrait aux injonctions du marché de travail, semble plus long, mais sa distribution demeure inégalitaire si on veut éviter de le qualifier de sexué. Un budget temps des femmes confinées, dans un foyer où la charge domestique augmente, ne révèlerait pas seulement les inégalités mais les creuserait davantage. Le temps féminin s’accélère et se contracte. Alors que le cumul et la superposition caractérisent fortement le travail domestique féminin, l’aide masculine est décrite comme variable et ponctuelle puisqu’elle ne s’exerce que de manière provisoire ou en cas d’absence féminine. Alors que le travail domestique féminin exige une disponibilité temporelle permanente des femmes, celui des hommes est souvent effectué quand ces derniers ont le temps ou sont disponibles.Il serait d’ailleurs intéressant de se pencher sur la reconfiguration des tâches en période de confinement alors que les hommes (dont le travail a été suspendu) n’ont plus l’excuse du temps pour ne pas prêter main forte. La flexibilité temporelle a été utilisée différemment par les hommes et les femmes. Travailler à partir de chez soi implique une présence dans un espace souvent associé aux tâches domestiques «féminines» qui s’inscrivent dans une logique de don et ne sont pas comptabilisées.
Laisser le temps au temps…
Selon Fatema Mernissi, la différence entre l’Orient et l’Occident loge aussi dans la façon dont nous consommons le passé. Pour elle, les Occidentaux consomment le passé «comme un hobby, un passe-temps pour se reposer du stress du présent. Les Orientaux s’acharnent à en faire une profession, une vocation et un horizon». Elle ajoute qu’à force d’invoquer le passé glorieux et l’héroïsme des ancêtres, nous faisons du présent un fâcheux contretemps. Suite à l’épidémie qui nous rassemble autour d’une préoccupation commune, nous nous sommes tous donné rendez-vous pour une rencontre dans le présent. Le passé paraît être, pour nous tous, le temps de la nostalgie et le futur celui de l’espérance mélangée à de la crainte face à l’imprévisibilité des aléas. Albert Camus regrettait l’impossibilité d’aimer en temps de peste, car l’amour «demande un peu d’avenir» alors qu’il n’y avait plus pour eux en temps de pandémie «que des instants». Peut-être que pour survivre, l’amour a besoin, en plus du moment présent, du passé pour l’ensevelir dans ses pliures et du futur pour nourrir l’espoir d’une nouvelle rencontre. Maissi tout lien social est envahi par l’instant, son essence n’est-elle pas au goût agréable par-delà son existence temporelle ? Les amoureux aiment fredonner avec Oum Keltoum, les paroles du poète ‘Umar al-Khayâm quand il glorifie l’instant présent entre les bras de son bien-aimé : «Demain m’est encore inaccessible, aujourd’hui m’appartient». Les soufis musulmans ont, eux, fait de la durée une succession d’instants. L’instant est selon le mystique Hallaj Hussein Mansùr cette «brise de joie» (farja). Pour Louis Massignon, le temps n’est pas une durée continue, mais «une voie lactée d’instants». Nous vivons l’instant présent, n’ayant pas la possibilité d’attendre d’avoir plus de visibilité quant à la réalité de notre avenir. Eckart Tolle exhorte que pour écraser l’égo, il s’agit d’éliminer du temps de notre vie au lieu d’en ajouter. Alors que dans la pensée bouddhiste, le temps est associé à l’impermanence qui est source de souffrance, être le «fils de l’instant» selon une interprétation mystique, suppose la pleine conscience de l’instantanéité et de l’immédiateté de la présence du divin en nous.Il est rapporté dans un propos saint :«N’insultez pas le temps, car Dieu est le temps !». Les soufis se disent «fils de l’instant/waqt» pour leur présence instantanée (huddur) et leur état transcendant via la présence divine (hadra). Jalal-Dine Roumi n’a-t-il pas écrit que «le passé et le futur soustraient Dieu de notre vue. Brûlons-les tous deux au bûcher !».
Par Leila Bouasria
Sociologue, professeure à la faculté des lettres et des sciences humaines d’Ain Chock, Université Hassan II