Evoquer l’armée, dans sa configuration contemporaine et son évolution dans le temps, c’est faire une visite guidée de l’histoire du Maroc. L’angle n’est pas réducteur, bien au contraire. Il est grand ouvert sur des aspects et des problématiques riches d’enseignements quant à l’architecture institutionnelle du pays, la place et le rôle que l’armée y occupe en tant que bras séculier du pouvoir central, en l’occurrence la monarchie et son rapport à la société. Autrement dit, des strates de sédimentation historiques, selon le contexte et la vision politique des monarques qui ont profondément marqué la nature de l’armée, sa raison d’être, sa composition et les tâches qui lui sont assignées. Dans le dossier que nous vous proposons ce mois-ci, ces périodes successives sont examinées et commentées à la lumière des faits, avec, comme fil conducteur, les mutations que l’institution militaire a subies et l’éventail de significations de ces mutations.
Il est ainsi particulièrement intéressant de s’arrêter sur le moment où l’armée n’est plus d’extraction nationale, mais carrément une entité exogène, venue de l’Andalus et de sombres horizons subsahariens, accolée à l’Appareil de l’État. C’était sous le sultan saâdien, Ahmed Al Mansour Eddahbi. Un cas de figure que le sultan alaouite, Moulay Ismaïl, a repris avec ses soldats « Boukhari » (lire l’article de Hassan Aourid en page 36 de Zamane n°41 actuellement en kiosque).
Cette notion d’appartenance nationale reviendra sur le devant de la scène sous d’autres formes et avec d’autres incidences, sous le Protectorat et après. L’acte de naissance des Forces armées royales (FAR), le 14 mai 1956, n’est pas perçu, de façon univoque, comme un parachèvement des attributs de souveraineté du Maroc indépendant. Déjà du vivant du roi Mohammed V, c’est le prince héritier Moulay Hassan, chef d’état-major, qui opère une prise en main exclusive des FAR, lesquelles seront, tout aussi exclusivement, au service de son projet politique. De façon plus que jamais explicite, l’armée participera de l’essence même du pouvoir politique et de sa faculté opératoire. L’interrogation des éléments de l’Armée de libération nationale (ALN) ne s’est pas faite sans problème et sans douleur. De plus, la majorité écrasante des officiers, appelés à encadrer une structure naissante, venait des armées coloniales, françaises ou espagnoles, où les nouveaux encadrants avaient pris du grade. D’où un déficit de légitimité proprement nationale qui collera, dès le début, au corps d’armée, aussi royal soit-il. La conquête de la légitimité sera une longue marche. La Guerre des Sables n’en sera que le fait saillant.
À l’intérieur du pays, les décennies 1960 à et 1970, avec quelques relents pour les années 1980, donneront à cette armée une image lugubre, reflétant le lourd climat politique des années de plomb. On a fait faire à l’armée ce pourquoi elle n’était pas faite, en principe : la répression des mouvements sociaux, la persécution des opposants et la fabrication de complots contre l’État, ratifiées par des juridictions militaires d’exception.
Chemin faisant, les deux tentatives de coup d’État militaires sont apparues comme un effet boomerang. À l’évidence, l’armée au cœur du pouvoir politique n’est pas sans risque (lire l’article de Maâti Monjib en page 42 de Zamane °41).
Reste à savoir comment la tenir à l’écart, tout en s’assurant ses services, avec la garantie de pouvoir compter sur elle, le cas échéant, pour les besoins de pérennisation du pouvoir.
Par ailleurs, les interventions dans différentes zones de conflits, en Afrique, en Europe et au Moyen-Orient, constamment sous les auspices de l’ONU, ont donné aux FAR une dimension de professionnalisme et de crédibilité opérationnels. Ce qui n’a pas été toujours exempt d’interrogations sur la pertinence de ces interventions par rapport à la position géopolitique du Maroc ; d’abord dans le monde bicéphale de la guerre froide ; puis dans la mondialisation monopolaire actuelle. Mais, c’est surtout le conflit au Sahara et la défense d’une intégrité territoriale, déjà diminuée, qui ont donné aux Forces armées royales une assise nationale légitimement acquise.
YOUSSEF CHMIROU, DIRECTEUR DE LA PUBLICATION
Coquille: « L’intégration* des éléments de l’Armée de libération nationale… »