À côté de l’agriculture, l’enseignement était un enjeu stratégique pour Hassan II. Dès l’orée de son règne, il tenait à en définir les contours et à le marquer de son empreinte. D’après les révélations d’Aherdan dans ses mémoires (tome II), Hassan II devait dire à son ministre de l’éducation de l’époque, Mohammed Benhima, qu’il ne voulait pas que les étudiants devinssent des foqha (clercs religieux). Il donna ses instructions à son ministre d’aller de l’avant (ou prendre le terme utilisé, « de foncer ») dans son programme de bilinguisme et freiner la propension à l’arabisation. Mais, c’était sans compter sur l’activisme des partis politiques et des syndicats qui menacèrent la stabilité du pays et mirent en échec le projet Benhima. Dans une lettre au roi, celui-ci fit entendre que son problème était un tout, à prendre ou à laisser. Son projet rejeté, il demanda à être dégagé de ses responsabilités. Rien d’anormal dans la gestion normale de la chose publique. La lettre fut néanmoins considérée comme un affront et pour reprendre les termes d’Aherdan, « le roi, faisant état de la lettre de Benhima, dont il n’acceptait pas plus les termes que le fond, s’est cru obligé de se fâcher ». Un jour, lors d’une veillée religieuse au mois de ramadan, continue le récit d’Aherdan, le roi prit la parole, non pas, «pour résumer la portée des prêches passés, ni pour annoncer la fin des veillées religieuses, mais pour se placer dans le cadre des « Mouaddithines » (les exégèses). (..) »Si l’on ne peut redresser un tort, qu’on le redresse avec la langue. Et si l’on peut, avec son cœur ! » . Le processus étant tracé, comment ne pas condamner les décolletés et les mini-jupes. (..) Et de là à passer à l’éducation. Il ordonna que soit instituée la prière obligatoire dans toutes les universités et les écoles, avec l’ajout au programme d’un cours sur l’enseignement religieux dont il sera tenu compte aux examens pour sanctionner la réussite, quelle que soit la note obtenue ou la langue d’enseignement». Côté salle, le gouvernement applaudit la scène. Nous lisons toujours dans les révélations d’Aherdan : «Le gouvernement s’en mêla et Balafrej, au nom de tous, exprima à Sa Majesté en des termes débordants d’éloges les sentiments de fierté suscités par le hadith prononcé. Bargach, ministre des Habous, ne manqua pas d’ajouter son grain de sel en faisant allusion aux télégrammes reçus, comme aux délégations venues exprès manifester leur fidélité et la fierté ressentie après le prêche du roi. (…) Ayant repris le thème du prêche, le roi continua : »Je ne voudrais pas me faire censeur, mais nous risquerions d’être dépassés si on laissait faire, car il y a un temps pour tout et moi-même je n’ai plus rien à désirer »».
Dans l’entracte, on se permettait quelques commentaires : «Tel était à peu près l’état d’esprit de notre roi, continue Aherdan, qui, sur le moment ne pouvait se rendre compte que toute cette agitation n’était qu’une pièce jouée, car d’aucuns trouvaient dans cette agitation de quoi consolider leur position, à commencer par les télégrammes orchestrés par le ministre de l’intérieur».
Dans les coulisses, nous apprenons la réaction d’une bonne femme de la high society qui, outrée par la nouvelle orientation du roi, ne manqua pas de mettre cela sur le compte d’un jeu. «Examine son comportement, la réalité démolit chez lui la théorie : la Constitution = état d’exception, la démocratie = autoritarisme. Sa nouvelle lubie n’arrange pas nos affaires». La suite, nous la connaissons. En 1980, Hassan II devait dire comme pour s’amender, lors du lancement du deuxième colloque d’Ifrane sur l’enseignement, qu’au rythme où allait l’enseignement marocain, nous risquions non seulement d’être pauvres, mais ignorants, et l’analphabète, ce n’est pas celui qui ne sait pas lire et écrire, mais celui qui ne sait qu’une langue. Au même moment où Hassan II traçait les nouvelles orientations, le ministre de l’éducation de l’époque, Azzedine Laraki, mettait en œuvre son programme d’arabisation des matières scientifiques. En juillet 1995, Hassan II battit sa coulpe, et promit de remettre de fond en comble le système éducatif. C’était un aveu d’échec. On ne peut, bien sûr, refaire l’histoire avec des « si ». Mais, on doit en tirer des enseignements. Comment peut-on être cohérent quand on dit une chose et qu’on fait son contraire, sans avoir le courage de ses idées ? Comment peut-on aller loin, quand on change d’optique à chaque bourrasque ? L’enseignement est d’abord une question de cohérence et s’inscrit sur le long terme. Sommes-nous en train de vivre le deuxième acte, de la même pièce, pour apprendre, dans quarante ans, les mobiles des thuriféraires, « le courage » sous cape des gloseurs et les potins des coulisses ?
Nous ne pouvons nous permettre ce luxe. Je tiens d’un grand éducateur marocain, qui était parmi les concepteurs du programme de Benhima, cet adage américain : «Si tu veux enseigner le latin à John, tu ne dois pas seulement connaître le latin, mais tu dois aussi connaître John». C’est «John» qui est le grand absent dans nos conceptions : notre réalité, et elle ne peut-être réduite à des chiffres.
Le copier-coller, comme on dit de nos jours, c’est du latin et ne saurait, en aucun cas, être une vision.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane