Mohammed VI a commencé son règne de la meilleure des façons, en tendant la main à la société civile. Au sens premier du terme, c’est-à-dire d’une manière simple, polie et directe. C’est un détail, mais qui compte, venant d’un corps (celui de la monarchie) où le détail et le non-dit codifient la vie sociale et en disent plus long que les discours et les lois.
Voici l’anecdote. En sortant de l’une des ces rencontres «royales», une militante associative était toute retournée. Elle racontait à qui voulait l’entendre ce qui venait de se passer. Au-delà de l’échange avec le jeune souverain, c’est son attitude à lui qu’elle a retenue. «Il écoutait, souriait et, quand il a voulu allumer une cigarette, il a demandé la permission et s’est excusé pour le désagrément causé par la fumée»…
C’est tout. Et, dira-t-on, ce n’est rien, pas grand-chose. Sauf que…
Au début de son règne, ce genre de petits gestes et de «pas grand-chose» se sont multipliés. Ils se sont poursuivis même après le durcissement de la ligne royale et le premier tour de vis sécuritaire, qui ont accompagné l’émergence de l’islamisme radical et guerrier, dont le point culminant a été les attentats de mai 2023.
Il y a eu d’autres points de crispation. Sur le plan extérieur (frictions plus ou moins aigues avec la France et l’Espagne) et surtout intérieur (les incertitudes du printemps arabe, la gestion d’un gouvernement conduit par des islamistes, la vaste campagne de boycott, le Hirak du Rif, la normalisation avec Israël). Les slogans lancés par la presse en début de règne, comme le roi des pauvres ou le roi cool, devenaient obsolètes. Des doutes, des questions et des interrogations ont vu le jour. Mais le fond de l’air est resté le même. Toujours frais, propre.
Un quart de siècle plus tard, ce n’est plus une image figée dans le temps mais une constante. La monarchie marocaine s’est humanisée, «dé-déifiée». Et en face, les Marocains ont donné cette impression de gagner en confiance, de se libérer de leurs peurs et pesanteurs, de s’éloigner de plus en plus du statut de simples sujets pour se rapprocher davantage de celui de citoyens.
Bien sûr, il reste du chemin, beaucoup de chemin. Il reste des craintes et des peurs. Légitimes et fondées. Par rapport à la disparité entre les riches et les «autres» que les efforts consentis (le dernier s’appelle la généralisation de la couverture médicale) peinent à réduire. Par rapport aux poches de radicalisme que la réorientation du champ religieux n’arrive pas à éliminer. Par rapport à la liberté d’expression qui reste précaire, même si le souverain vient de gracier plusieurs journalistes et activistes dans un beau geste royal. Par rapport à des secteurs clés comme la santé, l’enseignement ou la justice, dont le niveau global reste indigne du nouveau Maroc. Par rapport à la gestion de la chose publique et à l’exercice de la démocratie locale, tant que la machine électorale engendre des «phénomènes» incultes et corrompus, parachutés à la tête de certaines commues, villes, régions, commissions parlementaires, etc.
Mais on ne peut pas nous contenter de voir le verre à moitié vide. Et on ne va pas nous fixer, uniquement, sur les trains qui n’arrivent jamais ou très en retard. Le fin mot de ce quart de siècle de ce «nouveau Maroc» est la restauration d’une certaine confiance (en soi et aux institutions de l’état) et d’une certaine dignité. Transporté à l’échelle individuelle, et même collective, c’est tout sauf négligeable.
Si les Marocains crient plus fort, c’est pour faire entendre leur voix. Et s’ils protestent plus et manifestent plus, c’est parce qu’ils ont moins peur.
Un exemple, rien qu’un seul, pour illustrer ce glissement entre l’avant et l’après. Une Aîcha Chenna, grande dame qui nous a quittés en septembre 2022, passait presque pour une paria, en étant montrée du doigt par les intégristes, harcelée et mise sous pression par les sbires de l’Intérieur, et finalement plus reconnue et respectée en Europe et dans le reste du monde que chez elle. Mais ça, c’était avant. Le «nouveau Maroc» l’a réhabilitée et consacré son combat parmi les priorités nationales. Quel juste et beau retour des choses !
Par Karim Boukhari, directeur de la rédaction