Les chorfa et leur histoire au Maroc sont un long fleuve pas tranquille du tout. Mais ils représentent une continuité. Ils sont à l’origine de la fondation du premier Etat moderne (et islamique) au Maroc avec les Idrissides. Ils ont apporté une religion, bien sûr, mais aussi un Nassab, c’est-à-dire une filiation et une connexion directes avec la descendance du Prophète. Nos cousins venus du Machreq ont gouverné Bilad Al Maghrib Al Aqsa aux premiers temps des Idrissides. Ils l’ont fait au nom d’une foi, nouvelle à l’époque, et au nom surtout du Prophète et de sa famille (Ahl Al Bayt). Tout de suite, donc, le chérifisme a été associé au pouvoir politique. C’est lui qui a donné sa légitimité à la force de l’épée. Les chorfa ont été, quant à eux, quasi assimilés à des saints descendus d’Arabie, venus répandre la voix de Dieu et le doux parfum de son Prophète. Grâces et faveurs leur sont logiquement accordées. Craints et aimés, ils forment une communauté à part, un royaume au cœur du royaume. Mais les années et les siècles passèrent. L’affaiblissement progressif des Idrissides a vu naître, dans le sud du pays, une opposition d’abord religieuse, ensuite politique, puis guerrière, menée par de nombreuses tribus berbères. Cela déboucha sur deux dynasties nouvelles, non chérifiennes (malgré les prétentions « généalogiques » de quelques-uns parmi leurs plus illustres sultans et idéologues), les Almoravides et les Almohades. Le chérifisme a été restauré tant bien que mal sous les Mérinides, qui en avaient besoin pour asseoir leur légitimité. La restauration, qui a vu au passage la naissance d’un culte autour de la commémoration du Mawlid (la naissance du Prophète), avait d’abord des objectifs politiques. Pour la première fois depuis leur relative déchéance, les chorfa étaient de nouveau au cœur d’un enjeu de pouvoir. Une situation qui perdure depuis… Le chérifisme apparaît ainsi comme une forme de Graal. C’est une quête absolue, une course éperdue, qui concerne gouvernants et gouvernés. Quand un leader politique ou un chef religieux désire franchir un palier et rallier les suffrages, il lui faut ce sésame, ce label, cette marque sur la généalogie «pure» du Prophète. La même quête a prévalu parmi le peuple. Parce que le chérif jouit d’un statut à part, ce n’est plus un homme comme les autres, c’est un élu, un être supérieur. Il porte en lui la baraka et la chfa’a (l’absolution). Si la baraka rend la vie terrestre plus confortable et protège du mauvais œil, la chfa’a assure un au-delà heureux parmi ceux que Dieu aura choisi de rappeler auprès de lui. Nous parlons là, évidemment, d’un véritable phénomène de société. Chronique et transversal, qui « transperce » toutes les couches et défie parfois jusqu’à la raison. Lyautey l’a bien compris en débarquant au Maroc, dont il a réhabilité le blason chérifien, l’inscrivant dans le cadre plus large de la retraditionalisation du royaume. Réinventé, remis au goût du jour, le chérifisme est devenu de plus en plus un phénomène urbain, élitiste, politique, là où son pendant et concurrent, le soufisme, gagnait du terrain sur le champ religieux, voire contestataire, et restait confiné dans l’arrière-pays. Avant de gagner à son tour les aires urbaines et les élites économiques.
Finalement, le chérifisme représente une continuité dans l’histoire du Maroc, tel qu’il existe depuis les Idrissides. Ce n’est pas près de s’arrêter. Aujourd’hui encore, des familles et des individus se proclament de Moulay Idriss comme s’il était un héros du XXème siècle. Nous sommes presque dans les schémas de la noblesse européenne. Avec, en plus, une dimension « magique » comme seules les sociétés orientales ont su la perpétuer, indifférentes aux changements des siècles et des époques. Une particularité, encore une, de l’histoire et du présent marocains.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction