Abdelkrim El Manouzi nous livre (lire article p. 73) un témoignage émouvant sur la mort de sa mère. Abdelkrim est le frère de Houcine, l’un des plus célèbres disparus du Maroc indépendant. Sa mère, la défunte Khadija Chaou El Manouzi, mérite une statue. C’est Mère courage, une femme extraordinaire. La maman de tous les espoirs et de toutes les luttes. Elle est morte, à 94 ans, sans connaître la vérité sur le sort de Houcine. Est-il mort ou encore vivant ? Où est son corps ? Qui a fait «ça» ?
Le cas de Houcine El Manouzi n’est malheureusement pas unique. D’autres cas sont en souffrance, d’autres familles attendent. Sans doute trop de cas, trop de familles, depuis trop longtemps. Jusqu’à quand ?
Ce qu’il faut savoir, c’est qu’il y a probablement pire que l’annonce d’un décès. Ce pire s’appelle l’incertitude, le flou, l’impossibilité de faire son deuil ou de se recueillir auprès d’un corps. C’est la douleur du faux espoir, renouvelable tous les jours et tous les matins.
Le Maroc n’est bien sûr pas le premier pays à être confronté à ce genre de problème. Un problème qui ressemble, au fond, à un dilemme. On le résumera par cette formule : comment solder le passé sans mettre en péril le présent ? Ou encore, comment réhabiliter les victimes sans déstabiliser les fondements de l’Etat ?
Les questions sont belles, mais les réponses, le Maroc ne les a pas trouvées. Les a-t-il vraiment cherchées ? S’en est-il donné les moyens ?
Le Maroc a bien entendu sa spécificité, cette chose unique qui fait qu’il s’appelle le Maroc et pas autre chose. Mais le Maroc appartient au concert des nations, il s’inscrit aussi dans un processus universel, qui est le même, à quelques variantes près. Il y a les trois composantes : justice-vérité-réparation. Depuis les années 2000, le Maroc a progressé sur la réparation, pas assez, voire pas du tout, sur les deux autres composantes. Pourquoi ? Il faut croire que la justice et la vérité ont la réputation d’ébranler un système politique. Surtout quand ce système a évolué, mais dans la continuité, sans rupture. L’évocation du passé en devient brûlante d’actualité. Le système du passé, les symboles et parfois les hommes du passé, sont aussi ceux du présent. C’est du moins comme cela que les choses sont aujourd’hui perçues. Et ce n’est pas près de changer.
D’autres pays sont passés, ou passent encore, par des expériences sinon similaires, du moins comparables. L’Amérique Latine et l’Afrique du Sud ont soldé le passé avec plus ou moins de bonheur, parce que la rupture politique a été totale : la fin de la dictature militaire, de l’Apartheid. La justice transitionnelle qui a été enclenchée est devenue, dans ces pays, un véritable outil de démocratisation. Ces pays y sont allés sans frein ou presque. Ils ressemblent désormais à des démocraties accomplies.
Aujourd’hui, c’est un pays encore plus proche de nous qui s’aventure, lui aussi, dans le chantier du passé. C’est la Tunisie. Nos voisins se sont inspirés de l’existant en matière de justice transitionnelle, et ont beaucoup puisé dans l’expérience marocaine, avant de mettre en place l’IVD (Instance vérité et dignité, équivalent de l’IER marocaine). Il faut voir jusqu’où la Tunisie pourra aller. Il faut voir surtout si nos amis tunisiens pourront atteindre et dépasser le stade de la réparation. En ont-ils l’intention ? Les moyens ? Les garanties ?
L’expérience tunisienne est un test grandeur nature pour l’ensemble du monde arabe. Le pays du jasmin, petit mais passionné, a souvent donné le ton. Il représente un espoir, il peut être un modèle. S’il réussit sa justice transitionnelle, il mettra de facto la pression sur un monde arabe figé (frigorifié ?) dans ses peurs. Il pourra même, par ricochet, inciter le Maroc à réinventer l’expérience de l’IER pour aller, cette fois, plus loin. Surtout dans la recherche, ou plutôt la révélation, enfin, de la vérité. Nous devons bien cela à la mémoire de nos disparus, à leurs mères, leurs enfants. Pour que la vaillante Khadija Chaou El Manouzi et tant d’autres Marocain(e)s reposent enfin en paix.
Par Karim Boukhari, directeur de la rédaction