La nuit du 29 octobre, date de la mort tragique de Mouhcine Fikri, a vite effacé les effluves positifs du 7 octobre. Elle nous rappela ce défaut congénital que nous portons : le syndrome de l’inachevé.
Nous devons battre notre coulpe, ceux qui se gargarisent de mots qu’ils s’évertuent à parer de sens. Les maux de la société nous ramènent à l’ordre. Nos paradigmes sont désormais obsolètes, nos grilles de lecture des bibelots d’inanité sonore. Il y a quelque chose de pourri dans cet organe censé être la colonne vertébrale de l’Etat : l’administration. Cela a été dit, mais on ne perd rien à le redire. Une administration et des administrateurs qui n’administrent rien. Comment laisser la gabegie se perpétuer en amont pour vouloir se redresser en «justicier» en aval ? Comment prétendre à l’Etat de droit quand les mêmes règles ne s’appliquent pas à tous ou au gré des circonstances ou des campagnes ? On y met bien sûr la manière, le savoir-faire par des « pros », fins procéduriers qui savent cacher leur cynisme et justifier l’injustifiable par une casuistique jésuite. Mais est-ce un Etat de droit quand l’application littérale de la loi confine à des dysfonctionnements, à des inepties, voire à des tragédies? La loi n’est pas qu’un texte, c’est un esprit, et quand elle cesse d’être conforme à l’esprit qui a présidé à son adoption, elle cesse d’avoir raison d’être, de même que lorsque son application contredit son essence. Les pires exactions, nous le savons, sont celles qui sont menées au nom de la loi. Nos perceptions et analyses sont autant erronées. On parle beaucoup de modernité, mais à défaut de la définir, nous devons au moins nous en tenir à ses attributs, ce qu’on ne cesse d’ânonner dans nos universités des sciences juridiques : le citoyen au lieu du sujet, l’Etat de droit en place du fait du prince et l’administration au service du citoyen et non le citoyen au service de l’administration.
Dans la panique et la précipitation, on a voulu donner l’exemple comme substitut à la justice pour absorber la colère. La justice n’est pas vengeance, mais elle ne saurait être laxisme. Il me pèse de le dire, mais j’étais témoin de quelque chose qui rappelle ce cynisme que d’aucuns avaient repris par la phrase « Than Mmou». Prononcée ou pas, elle ne traduit pas moins un état d’esprit prégnant. J’avais entendu de mes propres oreilles un sécuritaire dire au sujet de prévenus détenus sans jugement, qui menaçaient de faire une grève de la faim : qu’ils crèvent (sic, en français). J’avais répliqué que je n’étais pas dans cette logique. On s’est toisés du regard, et on a compris qu’on était de bords différents. Il officie toujours, au-delà de l’âge de la retraite. Il perpétue le même esprit de «Than Mmou». Les prévenus qui ont été condamnés à de lourdes peines pour homicide s’avèreront ultérieurement innocents grâce à l’analyse de leur ADN.
Devant la bêtise, la colère est légitime, voire salvatrice. Comment se faire entendre de celui qui n’entend pas, ou se faire voir de celui qui s’entête à s’aveugler, si ce n’est par la colère. La colère n’a jamais été un choix, et celle des individus, pas plus que celle des peuples, répond à des données objectives.
Le développement, le progrès, n’est pas qu’affaire matérielle, mais il ne saurait se soustraire aux valeurs, et la plus grande, c’est la dignité. A quelle grandeur peut-on aspirer dans la servilité, la triche ou la débrouille ? C’est ce que nous ont rappelé les indignés à Al Hoceïma et ailleurs. Mouhcine Fikri est mort, et d’une mort des plus abjectes. Faisons que sa mort nous sauve. Le père de la victime a parlé et a bien parlé : « Tammourt tuf memmi » (la patrie est plus importante que mon fils). Qu’on soit à sa hauteur, tous !
La colère consécutive à la mort de Fikri n’est pas une simple giboulée, ni un orage d’été comme on dit en arabe, mais une lame de fond. Fikri nous a rappelé ce que nous semblons avoir oublié : le peuple est acteur, le plus important dans la sphère politique, et il n’est pas réductible à quelques échéances ou techniques, qui risquent même de cacher sa voix. Fikri ne s’est pas donné la mort, il a été sacrifié, faisons que ce sacrifice puisse nous sauver. Fikri nous a légué un testament. Nous devons l’honorer, ce testament. Commençons par voir les choses pour ce qu’elles sont, et non pour ce qu’on voudrait qu’elles soient.
Par Hassan Aourid, conseiller scientifique de Zamane