Le débat sur les binationaux est très ancien et remonte même à une époque où la nationalité marocaine n’existait pas. Il se posait en d’autres termes et avec des contextes différents, propres à chaque époque.
Mais le fond a toujours été le même : hier on se demandait si les morisques venus d’Espagne ou les nouveaux convertis étaient loyaux, ou si les protégés des consulats européens n’avaient pas trahi l’islam et renié dieu. Aujourd’hui, on se demande s’il est possible et décent de servir deux pays, deux sociétés, deux Etats à la fois.
Hier comme aujourd’hui, la polémique revient surtout en période de crise. Qu’elle soit politique ou économique, la crispation fait naitre la tentation du repli. Ça s’appelle faire le dos rond et se recroqueviller sur soi-même. Le repli devient une quête identitaire, la énième. Ceux qui ne sont pas «comme nous», venus d’ailleurs ou en partance pour cet ailleurs, sont alors montrés du doigt.
La question «sont-ils loyaux ?» en cache une autre, encore plus problématique : «nous sont-ils supérieurs ?». Ces questions présupposent un certain nombre de soi-disant vérités ou postulats. Citons-en deux. 1 : que la loyauté serait une question de sol et de confession religieuse ; on ne saurait en avoir deux à la fois. 2 : que la force et le savoir ne sauraient émaner que de ce «sol de mécréance et de guerre» qu’est le continent européen.
Mais si on questionne régulièrement la loyauté de ces Marocains, on oublie bien souvent de sonder leur apport, qui a toujours été considérable. Les binationaux, pour reprendre le titre du dernier livre de Leila Slimani, sont continuellement dans le pays des autres. Ils ne sont pas dans l’exclusivité, mais ils apportent beaucoup au «couple» formé par leurs deux parents, leurs deux pays.
Le métissage culturel, qui fait la fierté du monde d’aujourd’hui, est le fruit de ce va-et-vient entre deux pays ou deux continents. Il y a un peu de soi dans l’autre, et un peu de l’autre en soi. C’est pour cela que le métissage/brassage n’est plus un handicap, mais une richesse.
Hier, l’équivalent des binationaux ont beaucoup apporté au Magrhib al-Aqsa, et pas seulement à l’intérieur des terres chérifiennes. Ils ont aussi porté la voix de l’Empire là où leurs pas les ont portés. Ils ont servi intra et extra-muros. C’est encore plus vrai aujourd’hui.
Il ne faut par ailleurs pas voir les binationaux comme une mosaïque unie. Ils ne le sont pas. Certains naissent binationaux (enfants d’immigrés ou de couples mixtes), d’autres le deviennent par choix ou par nécessité selon leurs trajectoires personnelles.
Surtout, et il est temps de le comprendre, la binationalité n’est plus seulement le résultat de l’occupation franco-espagnole. Elle est en train de fabriquer sa propre histoire, qui est avant tout humaine et liée à des destinées individuelles.
La polémique ne serait au final qu’une manière de reposer le fameux choc culturel sur la table. Le binational est une représentation de l’Autre, chrétien ou Européen. Vu d’Europe, ce même binational est la reproduction de l’Autre, le «mahométan», le «maure».
Ici et là-bas, il est donc le pays des autres et porte en lui le choc des cultures pour les uns et les autres. C’est son drame… Et sa chance.
Viendra aussi le jour où la binationalité ne concerna pas exclusivement un «mariage» sud-nord, liant le Marocain à ses anciennes puissances protectrices et aux pays dits occidentaux. La binationalité nous questionnera autrement quand elle sera aussi sud-sud, liant le Marocain à d’autres pays africains ou arabes. Ce jour-là, quand la nationalité marocaine ne sera plus soumise aux «conditions d’Algésiras» (exigences impossibles à satisfaire), on dira : on ne nait pas Marocain mais on le devient.
Rien ne dit que cela clôturera enfin le débat !
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction