Il arrive que des amis lecteurs nous reprochent, à Zamane, de dédier trop de publications à la période du Protectorat. La critique est évidemment recevable. Nous sommes aussi des lecteurs comme les autres. Et il nous arrive, intérieurement, de nous exclamer : trop, c’est trop ! Nous avons pourtant la conviction, dans le même temps, que tout n’a pas été dit sur cette période. Et que zoomer encore et encore sur cette phase relève presque de l’utilité publique.
Pourquoi ? Parce que cette période courte dans le temps a été d’un foisonnement extraordinaire. Et parce qu’une sorte de voile idéologique continue de la couvrir, nous empêchant de l’examiner telle quelle. Le recul offert par le temps n’a pas été suffisant pour que tous les Marocains s’affranchissent définitivement de cette histoire et se mettent à l’examiner à l’œil nu, sans le filtre (et les autres formes d’influence) de la morale, du nationalisme et des autres constructions qui sont apparues après la fermeture de la parenthèse. Toutes proportions gardées, le Protectorat rappelle dans un autre genre, à une autre époque, la période antéislamique du royaume. Elles sont toutes les deux « ostracisées ». Certains les considèrent comme des parenthèses aveugles, une sorte de trou noir, comme si la société marocaine avait alors cessé d’exister. Passez votre chemin sans regarder, parce qu’il n’y a rien à regarder. D’autres idéalisent et «romantisent » ces périodes, les réduisant à une lutte sans merci entre le bien et le mal, essentialisant tant le « bien » que le « mal » et leurs représentants supposés. Nous sommes dans un égarement idéologique qui nous fait croire que l’histoire du Maroc a commencé avec l’islam. Et que le Maroc actuel a vu le jour avec l’indépendance. Pour revenir au Protectorat, il n’a été ni un trou noir pendant lequel la société marocaine a été plongée dans le formol, figée dans le temps et dans l’espace, ni une lutte, et rien que la lutte, entre nationalisme et colonialisme. La vie continuait. La société évoluait, se laissant pénétrer plus ou moins consciemment de l’influence du modèle occidental. Même le nationalisme, qui a tant apporté à cette nation, a eu ses moments de faiblesse, de doute, pour ne pas dire d’égarement (son attitude par exemple face au nazisme triomphateur du début de la guerre). Le plus stupéfiant, c’est de voir que ce voile idéologique, apparu principalement à l’indépendance, s’est étendu même à des secteurs d’activité a priori moins sensibles. Prenez le football ou le cinéma. Ces deux pôles de l’industrie du divertissement ont vu le jour sous le Protectorat. Ils ont connu leur heure de gloire et vu naître des champions, de belles histoires, des lignes de palmarès, et des drames aussi. Qu’en reste-t-il ? Qu’est-ce qui nous a été transmis de tout cela ? Pratiquement rien, ou pas grand-chose. Comme si toutes ces histoires vécues sous le Protectorat avaient été « souillées » à jamais. Comme si leurs protagonistes n’étaient pas des Marocains. Cela s’appelle le déni, bien sûr. Et il n’est pas toujours conscient, ni volontaire. Le temps peut éventuellement soigner cette amnésie–dénégation lacunaire. Il faut l’espérer. Ce qui est certain, c’est que le recul offert par 63 années (la distance qui nous sépare désormais du Protectorat) n’a rien pu y faire. Pas encore. Ces trous, ces béances, ces écritures raturées et effacées, sont une aubaine pour le chercheur et pour le néophyte curieux de son histoire. À condition, bien sûr, qu’il range le voile idéologique dans un placard. Nous sommes là pour faire l’effort. Et ensemble, si vous le voulez bien.
Bonne année, amis lecteurs.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction