Encore une fois, la rigueur des historiens dérange. Car, elle déconstruit les récits et les témoignages et, par conséquent, heurte les «vérités» consolidées par la «mémoire collective». L’histoire, comme science sociale, se construit par des outils académiques. L’érudition, la rigueur, et le savoir-faire méthodologique sont ses attributs de base. Le rappel de non-adéquation entre «mémoire collective» et «mémoire historique» est non seulement un exercice pédagogique invitant à la prudence quant à «la vérité historique», mais aussi un devoir citoyen aspirant à une appropriation collective de notre histoire. Pourquoi ce rappel ?
Dans notre numéro d’avril (Zamane, n° 41, p. 18), nous avons soulevé la question du nombre de signataires du Manifeste du Parti de l’Istiqlal (11 Janvier 1944). Nous avons avancé les données suivantes : l’original conservé par les archives françaises est signé par cinquante-huit personnalités (58) et non soixante-six (66) ; le nom de Malika El Fassi n’y figure pas. Cette «vérité», qui est celle des archives françaises, n’est démentie que par celle de la mémoire collective des nationalistes, surtout ceux de l’Istiqlal.
La famille de feue Malika El Fassi et le Haut commissariat aux anciens résistants et membres de l’Armée de libération ont réagi à tarvers deux « mises au point » que nous publions dans ce numéro (lire pages Courrier et Buzz). On nous y accuse de publier « une contre-vérité historique » et nous invite «à rétablir les choses…». Le malentendu existe effectivement. Mais, il n’est là pas où on pense. Il est entre le fait brut et sa construction en évènement. Le cheminement des nationalistes marocains vers la réclamation de l’Indépendance n’est, ni simple, ni linéaire. C’est un processus complexe, pas totalement élucidé à ce jour. Si «la mémoire collective», par le biais des agents qui la façonnent, opère par raccourcis et par des méthodes sélectives, la «mémoire historique», élaborée par les historiens professionnels, se construit, elle, par des approches méthodologiques qui incitent à ne pas passer à côté d’une complexité, mais à l’appréhender dans sa globalité. Pour ce faire, la quête de l’exhaustivité et du détail est primordiale. «La vérité historique», qui est toujours relative et révisable, est le fruit de la critique scientifique de toutes les «vérités partielles», produites par les acteurs ou les témoins d’un fait historique. Le cas des Manifestes de l’Indépendance en est un exemple typique.
Nous, historiens, nous parlons de Manifestes, et non seulement du Manifeste. Durant plus de cinq décennies, la mémoire collective des Marocains n’évoquait que le Manifeste du 11 janvier 1944, alors qu’il y a au moins cinq manifestes, certes d’importances inégales, mais autant intéressants que celui du Parti de l’Istiqlal. Zamane a déjà détaillé cette diversité. Il y a vingt ans, en 1944 lors d’un colloque organisé par la revue Amal, l’historien éminent, feu Mohamed Hejji, a mis la lumière sur le Manifeste du PDI, celui du 13 janvier 1944, longtemps ignoré. Lors du même colloque, j’ai soulevé le cas du grand nationaliste Abderahmane Zniber. Il était un des premiers médecins marocains, membre de la Chambre marocaine du Conseil du gouvernement en 1943, signataire, avec ses collègues Ben Barka, Zghari, Bahnini et Lyazidi, des premiers documents officiels préparant la rupture avec les autorités du Protectorat. Sur ces cinq personnalités, seul le nom de Abderhmane Zniber n’apparaît pas sur la liste des signataires du Manifeste du 11 janvier 1944.
Pourquoi mes hypothèses de l’époque allaient vers un écartement de la liste, vu que cet esprit libre était pour une union large autour de l’événement en préparation, et contre les petites querelles partisanes. Nous savons aujourd’hui que beaucoup d’hommes et de femmes ont participé activement au passage des nationalistes de la politique, qui consistait à militer pour la réforme du système du Protectorat, à celle de la réclamation directe de l’Indépendance. Ces femmes et ces hommes ne figurent pas sur les listes des signataires des manifestes. Par contre, on y trouve les noms de certains nationalistes qui n’étaient pas au Maroc au moment de la rédaction et de la publication de ces manifestes. S’agit-il de falsification ? Je ne le pense pas. C’est un arbitrage politique dont il était question. Au moment des évènements, cela semble crédible et conforme aux logiques politiques de l’époque. Mais, au moment de l’appropriation de l’événement, après coup, les logiques ne sont plus les mêmes.
L’histoire s’écrit au présent et avec les outils du présent, dont les fonds d’archives. Ainsi, lors d’un colloque organisé en 2007 par l’Institut royal pour la recherche sur l’histoire du Maroc, et dont les travaux ont été publiés en 2013, l’historien Jamaâ Baida, actuel directeur des Archives du Maroc, a posé cette question aux nationalistes présents : « Quel est le nombre exact des signataires du Manifeste du 11 janvier ? ». Seul Abdelkrim Ghallab a daigné répondre en précisant que l’important n’est pas le nombre, mais le texte en lui-même et la composition des listes des signataires qui, elles, regroupaient toutes les sensibilités de la société marocaine. Il a affirmé d’autre part que l’authentique document est celui remis au Sultan et non celui déposé auprès du Résident général. Donc, pour lui, le nombre probable des signataires est 66 et non 58. Or, précise Jamaâ Baida, le seul document officiel archivé est celui remis à la Résidence et il comporte 58 noms seulement.
De plus, le mois de septembre 1946, le Parti de l’Istiqlal publiait à Paris ce même document. Mieux, Hassan II, dans son livre Le défi (page 35), écrivait : «Le Manifeste fut signé par cinquante-huit personnalités marocaines…». La composition de cette liste, selon le roi défunt, est la même que celle du document du P.I. Le document qui circule actuellement et qui porte les signatures de 66 personnalités n’a été confectionné qu’après l’indépendance du pays. Nous sommes là devant des faits. Il ne sert à rien de cerner cette difficulté par des accusations de diffamation ou de falsification. L’événement était grandiose, les rédactions des manifestes (au pluriel) n’étaient que le point de départ certes important, mais le summum, c’était les manifestations populaires les 29 et 30 janvier 1944 à Salé, Fès et Rabat. Des milliers de sympathisants nationalistes ont marché pour la réclamation de l’Indépendance. Les troupes françaises, notamment la 2e division blindée du général Leclerc, leur a tiré dessus.
Des dizaines de manifestants sont morts. Ils appartenaient à toutes les sensibilisations politiques… L’unité des Marocains, par l’Indépendance, a été scellée par le sang. Ces héros sont totalement oubliés par la «mémoire collective». Zamane a parlé de ceux-là et a même proposé que la fête du 11 janvier soit déplacée au 29. Comme j’ai, moi-même, rendu hommage à la grande nationaliste, feue Malika El Fassi, en 2012.
Pourquoi je l’ai fait ? Parce que, par ma recherche, j’ai cerné son combat et celui de son mari, Mohamed El Fassi, pour l’indépendance du Maroc. Ils étaient, tous les deux, au cœur du processus de la réclamation de l’Indépendance. Mais, cela ne m’empêche pas, comme historien, de dire que leurs noms ne figurent pas dans les documents de l’époque, consultables aujourd’hui. Le document, dit authentique et remis au sultan, n’est pas consultable. Il semble que même le roi Hassan II n’en avait pas connaissance. Il y a, bien entendu, un devoir de mémoire, mais aussi de vérité.
Par Mostafa Bouaziz, conseiller scientifique de Zamane