Une guérilla dans la tribu des mots secoue le Maroc… J’emprunte cette expression à Abdelkébir Khatibi, l’auteur de « La mémoire tatouée ». Quand Khatibi entamait l’écriture de son roman en 1969, pour le publier chez Denoël en 1971, le Maroc avait entamé le processus d’arabisation de la philosophie et des sciences humaines. À la fin de son roman, il déclarait mener une lutte de classe dans la tribu des mots. Il parlait des prédispositions de l’écriture et du combat qu’on mène au sein même de la pratique de l’écrivain contre les sens qui glissent dans les expressions et qui s’imposent à travers un mot en imposant un sens traditionnel, réactionnaire, phallocratique, raciste…
Or la guérilla dont je parle est tout autre. Il s’agit de la guerre des langues au Maroc.
D’emblée il faudrait savoir que :
-L’arabe que certains veulent imposer comme seule langue nationale n’avait pas ce statut ni avant la colonisation ni avant l’indépendance. Dans les écoles traditionnelles, à l’extérieur des cités, on étudiait jusqu’à la théologie en amazighe.
-L’arabe que le monde arabe utilise aujourd’hui pour certaines obligations de la vie n’arrive même pas à s’imposer sur son propre sol. Dans le pays des Koraïchites, tribu du prophète naguère installée à la Mecque, les études les plus utiles se font en américain.
-C’est au nom de cette même arabisation, et de la guerre aux langues étrangères, qu’on a privé nos concitoyens du Nord et du Sud de la pratique de la langue espagnole. « On regardait le cinéma espagnol, on lisait des journaux espagnols, du jour au lendemain on nous a demandé de se convertir au français et à l’arabe, seules langues à l’école primaire », me confie un ami tétouanais.
En 2018, une guérilla fut organisée contre une proposition selon laquelle on allait enseigner aux petits Marocains certains mots de la culture de leur pays dans la langue qui les a produits. Ainsi on devait inclure dans les livres scolaires des termes comme ghroïba, sellou et autres noms de mets, afin que nos petits concitoyens du Sud comme du Nord prennent connaissance des noms de ces délices qui n’existent probablement pas chez eux. Une levée de bouclier fut organisée surtout par des partis traditionnalistes et panarabistes afin de dénoncer, et avec vigueur, cette intrusion de la langue vulgaire (souqia) dans les livres de la langue pure (l’arabe).
Ceci me renvoya à mes souvenirs d’écolier. Quand j’étais au lycée nous suivions, nous les Marocains, dans un lycée marocain, des cours de civilisation française. On y apprenait les arts de la table, l’art, les manières, les mets et les breuvages de tous genres et natures… Nous ne sommes pas devenus pour autant Français, nous avons surtout appris comment vivaient des gens dont nous étions en train d’apprendre la langue et dont nous voulions copier le modèle, technique, politique, économique voire stratégique… Une fois étudiant en France, je ne me suis point senti dépaysé. Et je ne suis pas devenu Français pour autant. Ceci m’a même aidé à ne pas tomber aveuglément dans le francisme, si ce mot peut m’être permis. Au contraire, ma culture française m’a armé de discernement pour choisir quelle France avec qui dialoguer sur le plan intellectuel, politique et culturel. Ceci m’a appris par ailleurs à mieux apprécier ma culture, celle dans laquelle j’ai baigné bébé, enfant puis adolescent, à l’accepter, à la défendre contre les tentatives d’extermination, à forger ma langue arabe (classique), à moi et non pas celle de la théologie ou du traditionalisme arabe. Une langue traversée de bout en bout par la structure amazighe, que les orientaux comprennent mais ne peuvent aucunement produire. Je rêve en arabe marocain, parfois en français mais jamais en arabe classique.
De ce pont de vue, j’ai pu voir combien notre enseignement, tel que les idéologies l’ont façonné depuis l’indépendance, a créé un Marocain qui haït sa personne, qui ne s’aime pas et qui a honte de sa langue maternelle. Il ne supporte pas voir sa langue maternelle écrite, lue et appréciée. Problème dont souffre notre création artistique, littéraire, théâtrale et surtout cinématographique. Mener la guerre contre sa propre langue, renoncer au droit de la posséder, n’est-ce pas s’aliéner à un Autre indéfini, gommer son propre imaginaire, sa personnalité et sombrer dans une aphonie et une dyslexie civilisationnelles. On ne peut maîtriser les langues étrangères si on oublie la sienne. On sera toujours un SDF de l’histoire.
Notre langue est notre demeure.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane
Enfin une vérité qui risque de gifler plusieurs milliers de marocains. Bravo cher Mr Moulim El Aroussi de reveiller les esprits il est vraiment temps.
Toutes mes félicitations pour ton esprit éclairé reçois toute ma gratitude.