En 1866, Gustave Courbet a peint l’origine du monde sous la forme d’un sexe de femme, pour signifier que tout part de là, de cette « région » du corps humain. On peut très bien imaginer un prolongement au tableau célèbre de Courbet et poser la question : oui, mais où se trouve cette femme sans visage, dans quelle région du monde ?
La réponse logique devrait s’appeler l’Orient ou, pour reprendre Amin Maalouf, le Levant. Pourquoi ? Parce que c’est là que la première lumière du soleil, et donc de la vie, a vu le jour. C’est là aussi que les grandes religions qui ont organisé l’humanité depuis la nuit des temps sont nées, les unes à la suite des autres.
La religion n’est pas qu’un ensemble de croyances et de rites liés à la foi. Elle a transcendé les liens de sang et permis aux hommes de rentrer dans de plus grandes familles, qui ne sont plus tenus par des liens de parenté mais par des codes, des lois, une morale, des intérêts communs. Plus que la perspective d’une vie après la mort, qui n’est pas apparue avec les religions mais bien avant, c’est la création de grandes communautés et la possibilité offerte aux hommes de grimper dans une nouvelle hiérarchie qui n’est pas familiale et où ce n’est plus le bien-né ou le plus fort qui domine, qui a développé l’intelligence humaine, accélérant au passage les progrès scientifiques, technologiques, et pas seulement militaires.
La religion a donné naissance à un homme nouveau, mieux armé, mieux organisé, avec une plus grande conscience sociale, sans doute aussi une plus grande motivation, pour lui-même et pour la collectivité. On peut donc la considérer, très objectivement, comme le point de départ des civilisations et des cultures qui dominent le monde d’aujourd’hui.
L’Orient, terre des religions et point de départ de ces grandes civilisations, a agi comme un soleil qui irradie le reste du monde. Quand ce soleil se couvre de nuages, ou s’éteint complètement, ce n’est pas seulement l’Orient mais la planète entière qui plonge dans l’obscurité la plus totale.
Ce postulat parcourt et transpire de toutes les pages du nouveau livre d’Amin Maalouf, « Le naufrage des civilisations » (lire aussi la chronique de Hassan Aourid, p.82). Comme par hasard, c’est en Orient que le sous-sol a été pourvu des plus grandes réserves naturelles, notamment en pétrole. Aux conflits confessionnels se sont donc rajoutés des enjeux d’argent, qui n’intéressent pas la région seule mais toute la planète.
Le magnifique soleil d’Orient n’envoie plus des rayons de lumière mais des larves de feu, comme des météorites qui échouent aux points cardinaux de la terre et, mondialisation et globalisation aidant, n’épargneront bientôt plus personne.
Pessimiste mais lucide, et dans tous les cas essentiel parce que juste et tellement humaniste, le livre de Maalouf ne se contente pas de tirer une sonnette d’alarme. Par des petits détails de l’histoire, à l’apparence anecdotique mais à la portée et au champ d’irradiation extraordinaires, il répond à la question que l’on peut légitimement se poser : qu’est-ce qui a cloché et, de suite, qu’est-ce qui peut encore être sauvé et comment ?
Pour répondre, il faut se souvenir que la terre des religions a été aussi celle des différences. C’est lié. Juifs, chrétiens, musulmans, orthodoxes ou non, sunnites ou chiites, convertis ou athées, tous ont vécu et prospéré dans cet Orient, les uns à côté des autres, protégés par des règles de vie commune et par une sorte d’intelligence ou de conscience supérieure que tout le monde tirait avantage de cette cohabitation. Parce que chacun apportait quelque chose qui manquait aux autres. Le jour où la différence est devenue un motif d’exclusion, les plus exposés ont fui, et les autres se sont lancés dans des guerres inutiles et extrêmement coûteuses, certainement interminables, ruineuses, dans le but vain d’uniformiser et de « purifier » cet Orient. La race pure ou la religion supérieure, croyance et quête absurdes, meurtrières : voilà ce qui a tué l’Orient, origine du monde et peut-être son tombeau aussi.
Par Karim Boukhari, Directeur de la rédaction