Entre le Maroc et l’Algérie, c’est le courant alternatif qui est la marque dominante. Il y a plus de coupures et de court-circuits que de courant continu. Les deux pays ne sont quasiment jamais parvenus à s’entendre dans la durée. Pourquoi cette incompréhension résurgente et persistante, un peu comme deux voisins de palier qui n’arrivent pas à se supporter et à coexister en bonne intelligence, alors qu’ils ont tout en commun, les péripéties et les vicissitudes de l’Histoire, les fondamentaux de la culture et, cerise sur le gâteau défraîchi, des ressources naturelles à même d’installer une complémentarité économique aux intérêts bien compris. On a envie de dire qu’attendons-nous, depuis des lustres, pour être mutuellement en bons termes!
Aujourd’hui, il s’agit de comprendre pourquoi on ne réussit pas à se comprendre (lire la « Polémique » p. 38). Il y a, évidemment, un événementiel qui renvoie à l’Histoire ; mais il y a surtout ce qu’on a fait de ces faits historiques, de leurs interprétations au gré des époques et des contextes du moment, le tout avec un effet cumulatif qui devient toujours un peu plus problématique. Lorsqu’on remonte au déluge colonial du premier tiers du XIXe siècle et du début du XXe, jusqu’à l’actualité la plus récente, en passant par les pics des périodes intermédiaires, c’est une trame de malentendus, de controverses, de disputes très peu diplomatiques et, parfois, de conflits ouverts. C’est toujours la faute de l’autre, à partir d’une démarche manifestement manichéenne. Une constante. Quelques exemples saillants, à titre d’illustrations représentatives de l’état d’esprit des deux côtés de la frontière.
Pour la tradition historique, l’émir Abdelkader, qui a conduit la première résistance à la pénétration française, a demandé et obtenu l’appui du sultan Abderrahman Ben Hicham en 1839. A titre de représailles, les Français ont bombardé Tanger et Mogador et écrasé les troupes marocaines lors de la bataille d’Isly en août 1844, près d’Oujda. Après avoir continué à harceler les troupes françaises depuis le Maroc, de guerre lasse, l’émir a fait reddition en décembre 1847. La version algérienne, elle, veut que le sultan du Maroc ait été soulagé par la défection d’un hôte encombrant.
Autre siècle, autre épisode, dans la même veine d’équivoque. L’avion marocain qui transportait les chefs historiques du FLN, après une courte visite à Rabat, a été arraisonné, le 22 octobre 1956, par la chasse française (lire l’« Affaire d’Etat » du n°13 de Zamane) et détourné vers Paris. A ce jour, la thèse de l’implication du prince héritier, futur Hassan II, circule encore dans les publications algériennes. Une thèse que Hocine Aït Ahmed, qui était du voyage, a pourtant formellement démentie. La Guerre des sables, en 1963, un an à peine après l’indépendance de l’Algérie, n’a pas été pour rapprocher les deux pays. D’autant plus que nombre d’opposants radicaux à Hassan II ont trouvé refuge auprès de Houari Boumediene. La question du Sahara marocain, qui perdure depuis 36 ans révolus, n’a fait qu’envenimer des rapports déjà très tendus. Une note positive, cependant, qui a valeur de vérité admise de l’autre côté de la frontière. Pendant la Guerre d’Algérie, le Maroc a été un espace de repli, de refuge et de base d’organisation pour les dirigeants du FLN. Il a également été une voie d’acheminement des armes pour les combattants algériens. Cela a un peu atténué le reproche fait au Maroc et à la Tunisie coupables d’avoir négocié leur indépendance et permis ainsi à la France de concentrer son effort de guerre colonial contre l’Algérie. Dans ce sens, la conférence de Tanger, du 27 au 30 avril 1958, entre le FLN, l’Istiqlal et le Destour, a été un point de référence. Pour un moment seulement, comme d’habitude.
Actuellement, il semble que la sédimentation des différends entre l’Algérie et le Maroc soit soluble dans un Maghreb défossilisé. Il paraît même que cet objectif est devenu une nécessité vitale et absolue. Seulement voilà, chaque fois que passe une hirondelle, nous faisons semblant d’être surpris par le froid qui revient au galop. Plus qu’une fâcheuse manie, c’est un véritable trait de caractère que nous avons en commun, du Golfe à l’Atlantique. Le Printemps arabe, avec toutes ses hirondelles, de bon au mauvais augure, n’a pas dérogé à la règle. Il faut juste espérer qu’il en soit autrement pour les rapports entre le Maroc et l’Algérie.
Youssef Chmirou, directeur de la publication