Dans le numéro que vous tenez entre les mains, vous allez retrouver tout un dossier dédié à un personnage qui a compté dans le XXème siècle marocain, et sur lequel vous pensiez tout savoir : El Glaoui. Voyons, a-t-on vraiment tout dit à son sujet ? Tout examiné ? Tout compris ?
À la base, l’idée est de raconter le personnage et son époque, et de leur rendre ce qui leur appartient : leur complexité et leur humanité. Il s’agit en gros de mettre le doigt ou la main sur les nuances et les espaces interstitiels qui échappent généralement au récit national, mais qui restent indispensables pour tenter de comprendre le passé.
Rien n’a été tout blanc, ou tout noir. Plutôt les deux à la fois. Pour «le» Glaoui, comme pour d’autres, tant d’autres.
Par opportunisme, par pragmatisme froid et calculateur, et sans doute aussi par cet insondable instinct de survie qui a caractérisé la période du Protectorat, cet homme a fini par servir, à la fois, la France et le Maroc. Derrière lui, beaucoup de personnages plus anonymes ont fait le même «choix». Si l’on peut vraiment parler de choix…
Français le jour et Marocains la nuit, ou vice versa. Côté cour et côté jardin. Le public et le privé. Le visible et l’intime. Le patent et le latent… Et qui dit double obédience, dit double trahison. Ils ont trahi leur pays, mais aussi leur employeur. C’est ce que nous dit le récit national ou nationaliste, façonné au lendemain de l’indépendance.
Le travail du chercheur, conforté par le recul du temps, est de pousser le bouchon ou le curseur un peu plus loin. De se débarrasser du voile idéologique. De ne pas s’arrêter à une seule station dans le parcours d’un homme, mais de considérer l’ensemble de son œuvre, toutes ses stations réunies.
Ce travail ressemble à celui de l’artiste et de l’intellectuel, qui creuse là où la terre est plate, qui sème le doute et ébranle les certitudes. Qui finit, surtout, par approcher de la réalité des choses.
Si le Protectorat a pu s’établir et durer, c’est qu’il y a eu des El Glaoui, avec lesquels l’occupant a pu gouverner, pacifier, et peut-être bien prospérer. Plus insidieux encore : au contact de ce même Protectorat, des Marocains comme les autres, ont dû se poser des questions. Sincèrement et naturellement.
En étant légitimiste, il fallait servir la monarchie, alors en grand péril, et il fallait surtout servir le nationalisme qui était à peine naissant à l’époque, et dont les lendemains semblaient incertains. Mais en étant légaliste, on pouvait très bien servir la France. Le loyalisme peut parfaitement se perdre entre les deux. Beaucoup s’y sont justement perdus, à commencer par El Glaoui…
En dehors des militants purs et durs, en dehors aussi des hommes de conviction qui étaient capables de mourir pour une idée, la majorité plus ou moins silencieuse devait certainement appartenir à cet entre-deux. Ils attendaient de voir. Ils étaient dans l’attente et dans l’incertitude. Ils devaient vivre un grand déchirement. Chaque jour, ils devaient se poser des questions : les plus basiques et pratiques, et donc les plus immédiates (sur quel camp devrait-on parier pour assurer sa survie ?), comme les plus philosophiques (quel est le meilleur choix de vie à faire, pour l’avenir de notre famille et notre communauté ?).
Si le récit national, et à juste titre parce que telle est sa vocation, considère ces tiraillements sous le prisme étroit de «fidèles/infidèles», le chercheur et l’historien essaient d’aller chercher une autre vérité, qui doit se trouver un peu plus loin que le champ grossissant et déformant du «avec nous/contre nous». Et heureusement. Parce que c’est une chance.
C’est aussi à sa capacité d’explorer ce champ, ces champs, très loin des certitudes et des barrières installées par le récit national, que l’on mesure les progrès d’une société et d’un pays. Pourquoi ? Parce que le meilleur chemin qui mène à la vérité est forcément parsemé de doutes, de remises en cause et de ces nuances de gris, qui chevauchent à la fois les territoires du noir et du blanc.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction