Le regard a joué et joue encore un rôle important dans la marche de l’humanité. Les civilisations qui ont su user du regard, ont pu vite avancer et dominer ainsi l’espace de la géographie mondiale. «Voir loin» ou «ne pas voir plus loin que le bout de son nez», ne sont pas uniquement des expressions faites de jeux de mots ; elles sont bien une philosophie.
L’Europe, qui a commencé tôt à voir loin dans le sens aussi bien physique que symbolique, a pu conquérir le monde. C’est que l’histoire du regard a partie liée avec l’histoire de l’Occident.
Le regard est abordé très tôt dans ce que l’Occident a adopté comme philosophie depuis la Renaissance. C’est Platon qui, dans «Le mythe de la caverne», parle du regard et de sa justesse comme le seul passage vers la vérité absolue. Dans ce mythe il n’est nulle part question de l’ouïe, de l’odorat, du toucher ou du goût. Seul le regard est maître de la pensée. D’ailleurs tout le système est basé sur «l’idée», qui est en fait une image qui se voit.
C’est grâce au regard perspicace que la science européenne a pu redessiner les cartes du monde, reconsidérer les visions accumulées depuis des siècles sur l’univers, les étoiles, les mers et les continents. Grâce au regard, la perception de l’espace a pu changer et transformer ainsi l’homme européen sur les plans politique, physique et géographique. L’homme européen s’est détourné surtout du regard fixé sur la voûte céleste et a abandonné ainsi les récits qui l’enveloppent dans un cercle fermé, pour libérer sa vue et scruter l’horizon de la terre et de l’histoire.
Cette élévation du regard par le biais de l’image faisait et continue à faire face à d’autres cultures, pour qui le regard était considéré et demeure comme un péché. Ne lit-on pas dans la Bible, qui s’est tramée au fil des temps à l’Est de la Méditerranée, que le regard avait coûté cher à une partie de la descendance de Noé ? Les deux grandes fractions de l’humanité, selon ce livre sacré, sont les fils de Sem et ceux de Cham, tous deux fils de Noé, sauveur de la vie sur notre terre, toujours selon les récits monothéistes.
L’histoire est ainsi relatée : un jour que son père (Noé) était ivre, Cham le vit nu et en informa ses frères, qui le rhabillèrent en détournant leur visage. Lorsqu’il eut décuvé, Noé maudit Canaan, fils de Cham, en le déclarant serviteur de Sem et Japhet. On appelle souvent cet épisode la malédiction de Cham. Dieu ne maudit pas Cham car il était déjà béni par lui, et que celui-ci ne pouvait pas revenir sur sa décision. Alors c’est sa descendance qui écopa de la sentence. La faute : avoir vu la nudité du Patriarche. L’Europe comme le Monde Arabe ont hérité de la même tradition, mais les uns ont pris la décision de l’abandonner, et les autres s’y accrochent comme un absolu verrouillé.
Avec l’œil, nous avons le témoignage dans la vie courante comme dans l’histoire, dans la science, la médecine, la géographie, les arts et la culture. Or il semble que nous autres, Arabes, avons refoulé le regard depuis et sommes orientés vers l’ouïe : en témoigne notre manque d’intérêt pour les arts visuels et les documents matériels de notre histoire.
On préfère parler de notre passé et de notre gloire, on accorde peu d’importance au patrimoine matériel qui périt sous nos yeux. Un galeriste me dit un jour : «Il ne faut pas croire que le Marocain achète une oeuvre parce qu’il l’aime, non ! Il l’achète parce qu’il en a entendu parler ou parce qu’il a entendu parler de l’artiste».
On raconte notre histoire par ouïe dire, on accorde peu d’importance au document écrit, peint ou photographié. J’ai connu personnellement des critiques d’art, au Maroc et en Algérie, qui étaient malvoyants. Franchement, leurs écritures n’avaient pas moins de mérite que celles de leurs collèges qui ont les yeux grands ouverts. La logorrhée verbale nous emballe plus que les documents visuels. Notre avenir est déjà derrière nous dans la parole. Nous le consommons tous les jours et avons l’impression de l’avoir déjà réalisé.
Quel ophtalmologue nous faut-il pour nous délivrer de cette cécité?
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane