Dans la tête de chaque individu de culture arabo-musulmane sommeille un rêve écrit en lettres d’or : Al-Andalus. C’est un pays imaginaire, un pays des merveilles, une parenthèse enchantée. C’est aussi une histoire finie dès le 15ème siècle, mais que le monde arabo-musulman n’arrive pas à plier pour passer à autre chose. Comme si le temps s’était figé en 1492, avec la chute de Grenade…
Dans la conversation de tous les jours, Al-Andalus est devenu une figure de style qui évoque la grandeur de l’islam, celui qui domine et qui gagne. Al-Andalus incarne aussi le raffinement, la sophistication, il est l’art et la manière, c’est une étiquette que l’on colle volontiers au dos d’une personne cultivée, élégante, de noble extraction sociale, au goût sûr et au savoir vivre affirmé.
Le mythe (parce que c’en est) d’Al-Andalus est au cœur de la mentalité arabo-musulmane d’aujourd’hui, cannibalisant au passage d’autres histoires et d’autres récits, parfois antérieurs. Avec le temps, les constructions autour de ce mythe ont effacé jusqu’aux repères chronologiques. On ne sait plus très bien quand est-ce que cette histoire commence, et où elle finit. Derrière Al-Andalus, il y a bien sûr l’idée d’un paradis perdu. Si les juifs rêvent de la terre promise, les musulmans ne pensent qu’à ce paradis perdu. Le parallèle avec les juifs n’est pas innocent. Depuis la création d’Israël, la Palestine a revêtu – pour les musulmans – les habits de ce même paradis perdu. L’attachement quasi filial pour la Palestine, l’idée d’un retour de ou à la Palestine se substitue assez à l’idée originelle de la perte d’Al-Andalus. Maintenant, on le sait, la référence permanente au passé, surtout quand il est présenté sous un bon jour, met le présent dans une situation d’impasse. Romancer et idéologiser l’histoire d’Al-Andalus est une manière de désavouer le présent. La tentation est alors grande d’emprunter tous les moyens possibles pour tenter de revenir à ce passé imaginaire.
Si l’histoire d’Al-Andalus est devenue un tel frein pour l’émancipation de certains esprits, c’est qu’elle est entourée d’un aveuglant halo de lumière. C’est-à-dire d’un ensemble de barricades qui sont autant de légendes et de mythes.
Le plus grand mythe est d’ordre religieux : il réduit l’histoire d’Al-Andalus à une parabole de l’islam, de son rayonnement à son délitement. Tous nos manuels scolaires, tous nos enseignants, nous ont dit la même chose: quand nos ancêtres respectaient les préceptes de l’islam et les appliquaient à la lettre, ils ont dominé l’Espagne; et quand ils se sont éloignés de l’islam, ils ont perdu l’Espagne. Ce mythe fondateur est dangereux parce qu’il exclut l’apport, pourtant permanent, des autres confessions et des autres populations qui ont cohabité dans l’Espagne musulmane…et multiconfessionnelle. Ce raccourci de l’histoire sert aussi de conducteur à toute la littérature salafiste, voire jihadiste, qui pose le retour à l’islam des origines comme préalable à la reconquête du monde (et celle d’Al-Andalus, au passage).
Si le progrès scientifique et culturel qui a bercé l’époque semble évident, l’idéal de paix et de tolérance tient davantage de la construction idéologique et répond à un besoin, bien contemporain, de croire à un monde meilleur. Ou comment puiser dans un passé idéalisé des raisons d’espérer…
D’autres mythes, d’autres légendes, déforment le corps historique d’Al-Andalus, qu’il devient difficile de rationaliser et de ramener à une dimension simplement humaine. Paradis perdu ou paradis imaginaire, Al-Andalus emprunte à la symbolique de Rome ou Athènes dans sa dimension militaire, scientifique et culturelle. Mais contrairement à ces Cités-Etats et points de départ de vastes empires, Al-Andalus a cette dimension religieuse qui la rend beaucoup plus dramatique. C’est pour cela que son ascension et surtout sa chute n’ont pas fini d’être ressassées par le monde arabo-musulman.
Par Karim Boukhari, directeur de la rédaction