Un an déjà. Les mouvements de révoltes populaires, dans nombre de pays arabes, soufflent leur première bougie. Celle-ci a du mal à s’éteindre, comme si elle était en attente d’une évolution probable, ou d’un rebondissement encore plus improbable. Parmi les soulèvements des pays arabes, généralement fracassants et meurtriers, rarement pacifiques et apaisés, ceux qui sont arrivés à leur terme ont débouché sur un aboutissement spectaculaire, pratiquement à rebrousse-poil par rapport à une roue de l’histoire manifestement contrariée. Dans d’autres pays, de la même aire géographique et culturelle, l’effervescence est toujours en cours, la fronde de la rue gronde en sourdine assourdissante. Est-il pour autant urgent d’attendre, ou bien le moment n’est-il pas venu pour un bilan d’étape forcément provisoire ? Peut-on d’ores et déjà faire une bonne lecture d’une année arabe d’exception et en tirer quelques enseignements utiles pour les temps à venir et des lendemains difficilement prévisibles ? Avons-nous suffisamment consommé et vécu les nouvelles situations politiques pour pouvoir porter à leur égard un regard profondément scrutateur sur leurs provenances avérées, leurs cheminements connus, leurs mutations apparentes et les conditions de leur avènement ? Les islamistes, puisque c’est d’eux qu’il s’agit, ont-ils brusquement fait irruption pour prendre possession du pouvoir, quasiment par effraction, sans que personne, parmi les hommes politiques normalement constitués, sur place et ailleurs, ne s’y attendait ? Quelle configuration aura un Proche Orient déjà compliqué, avec une Egypte gouverné par des radicaux fondamentalistes ? Vers quel Maghreb allons-nous, avec des pouvoirs islamistes en Libye, en Tunisie et une Algérie où un militarisme rigide affronte une société menacée d’explosion ? Il est évident que le Maroc n’est pas exclu de cette sphère d’interrogations et de réflexion. Il en est partie prenante à tous points de vue, avec le comment et le pourquoi d’un courant islamiste disposant d’une majorité législative relative et de la plénitude, bien que tout aussi relative, de la chefferie exécutive.
Toujours est-il que c’est à toutes ces questions que l’actuel numéro de Zamane essaiera d’apporter quelques indications de réponse ( lire dossier de ce mois-ci), avec la collaboration d’historiens émérites et d’analystes avisés. Cette opération d’investigation à chaud n’est pas la posture préférée des professionnels de l’histoire. Les historiens n’aiment pas être bousculés par l’événementiel des temps présents, bien qu’ils en prennent acte lorsqu’ils en sont contemporains.
Par rapport à ce que le monde arabe connaît, depuis une anuité qui se prolonge, ils estimeraient plutôt qu’ils n’ont pas assez de recul pour apporter un examen à froid sur une période passée, même si elle n’est pas encore dépassée. Sans vouloir les renvoyer à leurs archives, ni les emmurer dans leur méthodologie ; par ailleurs, parfaitement respectable ; force est de rappeler qu’il y a des épisodes de la vie humaine où l’histoire se fait en temps réel, par une sorte d’accélération historique qui prend de vitesse les observateurs les plus avertis. On en a eu une démonstration avec la chute du mur de Berlin, en 1989, l’effritement de l’Union soviétique et l’effondrement du bloc de l’Est. Pendant un moment, relativement court, l’histoire s’est faite à vue d’œil, en direct et sous nos yeux ébahis. C’est, tout simplement, ce qu’il est convenu d’appeler l’histoire immédiate qui est, elle aussi, une affaire d’historiens et de journalistes qui s’en mêlent, à juste titre. L’actualité du monde arabe se situe dans ces eaux-là, elle interpelle tous les ayants-droit aux questionnements légitimes de tout un citoyen et plus particulièrement les initiés, avec insistance et sans autre délai de réponse. Quoi qu’on se dise de « l’exception marocaine », le Maroc n’y échappe pas. Il en ressort, précisément, qu’il y a plus de retour de questions que de réponses. A titre de récapitulatif rapide, on se demande encore comment un mouvement de libération de la parole, d’émancipation de l’opinion, d’affranchissement de l’individu, de délivrance sociétale ; bref, d’initiation à la démocratie, sous un ciel de modernité propice à une existence en bonne intelligence ; puisse aboutir à un projet ; au mieux, pas du tout rassurant ; au pire, complétement régressif ! Comment l’Occident, superviseur tout puissant et autoproclamé des droits et des libertés démocratiques, n’ait pas vu venir, ou laisser venir une lame de fond jugée potentiellement liberticide, dans un monde arabo-islamique sujet à toutes les suspicions et à toutes les exclusions ? De quel nouvel ordre international, politique et économique, cette situation intrigante accouchera-t-elle ?
Ces questions-là, qui restent ouvertes, constituent, en soi, un début de commencement de réponse ardemment attendue.
Youssef Chmirou
Directeur de la publication