J’ai vu une exposition récemment, monumentale, bien orchestrée, spectaculairement installée dans un vaste espace industriel. L’artiste y déployait une œuvre prétendument critique : dénonciation de la guerre, du capitalisme destructeur, de la condition humaine asservie aux flux économiques et logistiques. Le propos semblait incisif, voire subversif. Mais à y regarder de plus près, une gêne s’installe. Car derrière cette façade de résistance, se dessine une réalité bien plus ambivalente, voire cynique : l’exposition repose matériellement, logistiquement et symboliquement sur les mêmes acteurs industriels que l’artiste prétend mettre en accusation. Il ne s’agit pas là d’un cas isolé. Le monde de l’art contemporain, depuis plusieurs décennies, s’est enlacé au monde de l’argent, de l’industrie et parfois même de la guerre. Les plus grandes biennales, les musées les plus en vue, les fondations d’art dites « indépendantes », sont souvent financés par des multinationales dont l’impact écologique, social ou géopolitique est pour le moins discutable. On ne compte plus les expositions « éco-conscientes » sponsorisées par des groupes pétroliers, ou les critiques du militarisme hébergées dans des structures soutenues par des fabricants d’armes ou des géants de la logistique impliqués dans le transport de matériel militaire.
Dans l’exposition que j’ai vue, par exemple, les objets centraux -des containers- portaient encore les logos de grandes entreprises maritimes, connues pour leur rôle dans les chaînes d’approvisionnement mondialisées, mais aussi dans le transport d’équipements militaires, parfois à destination de zones de guerre, les derniers en date étaient transportés à Gaza pour exterminer la population palestinienne. Le comble : ces mêmes structures devenaient supports d’un discours anticapitaliste ou pacifiste. L’artiste, en les intégrant sans oser les interroger frontalement (complicité et financement exigent), en faisait les pièces maîtresses d’une opération esthétique qui, au lieu de dénoncer clairement, finit par esthétiser l’outil de destruction. Cette contradiction dépasse les intentions individuelles. Elle est devenue structurelle : pour exister à grande échelle, l’art doit désormais négocier avec les puissances qu’il prétend critiquer. Il s’expose dans des lieux financés par des mécènes industriels, bénéficie de partenariats logistiques offerts par des groupes dont l’activité principale est souvent contraire aux valeurs que l’œuvre défend. On parle alors de « critique institutionnelle » – mais cette critique est-elle encore possible quand elle est hébergée, encadrée, financée, promue par ce qu’elle combat ?
Plus grave encore : cette complicité est rarement assumée. Elle se dissimule sous le voile d’une esthétique du spectaculaire, d’un discours humaniste, d’un engagement feint. On feint de dénoncer la guerre, tout en valorisant, par des dispositifs monumentaux, les machines qui la rendent possible. On parle d’écologie, tout en utilisant des matériaux importés à grand coût énergétique, soutenus par des multinationales polluantes. L’art devient alors la vitrine morale d’un système immoral, servant à apaiser les consciences sans jamais troubler l’ordre réel. Il est temps de poser la question qui dérange : l’art critique peut-il encore exister sans devenir complice ? Peut-il se maintenir dans ces espaces de pouvoir sans être récupéré, vidé de sa portée ? À force de jouer sur le fil du paradoxe, il risque non seulement de tomber, mais de se rendre inoffensif, inopérant, et pire encore : complice élégant de la destruction.
Par Moulim El Aroussi