Dans cette série de chroniques, Mostafa Meftah, ancien détenu politique, figure connue et respectée de la gauche marocaine, revisite les péripéties du passé avec le regard lucide du présent. Dans un style libre, éminemment personnel.
De Louis Aragon : «On sourira de nous pour le meilleur de l’âme.On sourira de nous pour avoir aimé la flamme. Au point où nous en sommes devenus l’aliment. On sourira de nous pour notre dévouement». Pour commencer, diverses raisons font que les récits « gauchistes » concernant les années de plomb de l’ère Hassan II sont, généralement, bien reçus dans les milieux branchés. Les rescapés sont à la fois suffisamment « sulfureux » pour faire naitre des frissons et graves pour susciter l’empathie. Ils ont emprunté, depuis lors, bien du chemin pour ne pas déparer dans les photos de famille. Ensuite, comparés à d’autres familles politiques ou idéologiques, ces auteurs sont prolifiques, dans les deux langues «marocaines», le français et l’arabe. Cependant, j’ose avancer que nous ne sommes pas très aimés par les historiens, les politologues ou les sociologues, dans l’exercice de leur profession. Car il m’est avis que les rescapé(e)sne fournissent pas suffisamment de matériaux pour écrire l’histoire : ni en tant que protagonistes, victimes subissant et résistant, ni en tant qu’acteurs. J’ai déjà eu, ici même à Zamane, l’occasion de m’en prendre, en toute amitié, au récit de Mohammed Serifi, «Le ciel carré», et j’espère pouvoir revenir sur d’autres créations-reconstitutions…
Le Centre « Derb Moulay Chrif »
Ce centre de sinistre mémoire tient une place très importante dans la littérature des années de la répression. Mais, avons-nous pu le raconter et décrire toutes les dimensions de la machine à broyer les gens, qu’il était ? Nous avons, certes, parlé des tortures et des tortionnaires, des interrogatoires, du bandeau et des menottes, de la vermine, de la saleté, de la faim, de l’uniforme, des gardiens, les fameux « hajs ».Mais, avons-nous pu rendre compte du Derb concret, avec les vagissements des nouveaux nés et des nourrissons à l’étage, contre les hurlements des suppliciés au rez-de-chaussée ?
Pour moi, à ce jour, ce Centre était d’abord un univers de terreur difforme, sombre, qui suinte le mal et le danger, pouvant surgir de toutes les directions. Nous avons été jetés, nus, sauf d’une terreur enfantine, sauf de la certitude de recevoir, un coup de là, de ci, d’en bas, d’en haut. Un néant qui nous avale, et tourne autour et nous fait tourner, pauvres corps ensachés dans des choses, bruissantes et grinçantes, la gale, le froid, la faim et des cauchemars avec nul autre choix, pas même un cri de détresse, et incapables d’anticiper le prochain coup !
C’est une tentative de peindre la torture. D’autres dilemmes brident le savoir-faire littéraire. Faut-il tout dire ? N’allons-nous pas nous faire mal et faire mal à ceux qui nous sont chers, en évoquant l’ignominie ?
Et nos faiblesses, face au bourreau, et nos héroïsmes, tout ce qui a fait notre humanité ?
Nos erreurs et notre impréparation politique
Nous, qui avons adhéré à un combat différent, avec pour gouvernail la raison, « l’analyse concrète de la situation concrète », « le rapport de forces », « la tactique » et la stratégie », nous étions-nous préparés à la répression qui nous était promise dès nos premiers pas, à ses formes et sa violence ? Ne sommes-nous pas comme ces camarades dont nous avions critiqué, dès le premier coup de fusil et la première rafle, le « blanquisme et l’aventurisme », des « héros sans gloire » ? Loin de tout énième réquisitoire entre courants « droitiers » ou « fidèles à la juste ligne », ne doit-on pas admettre que notre « Mouvement aspirant/représentant potentiel du prolétariat » a passé beaucoup plus de temps, de longues années en fait, et ce à peine sorti des mondes estudiantin et lycéen, entre les murs de la Prison que parmi « les masses populaires » ; nos principaux faits d’armes ont été le Procès de 1977 et la grève de la faim. J’ai choisi un style et propos provocants, pour éveiller la curiosité. Notre mémoire recèle des trésors utiles pour les chercheurs. Je suis fier de mon parcours, car nous n’avons pas plié l’échine. Nous avons commis des fautes, mais gardé et transmis le flambeau de la dignité, de l’audaceet de l’espérance d’un Maroc meilleur.
Par Mostafa Meftah