Dans le numéro de Zamane que vous avez entre les mains, nous avons essayé de résoudre plusieurs énigmes liées à Ibn Khaldoun. La première est de savoir quelle est la méthode sur laquelle il s’est appuyé pour pondre ce qu’on peut appeler sa «théorie de l’évolution des sociétés», dont l’éclat continue de résonner aujourd’hui, près de sept siècles plus tard. La deuxième énigme est liée au contexte politico-social de son époque, le XIVème siècle : comment une période aussi trouble et mouvante a-t-elle pu accoucher d’un esprit scientifique à son exact contraire : limpide, posé. La troisième énigme est celle qui nous fait mal. Pour ainsi dire, c’est une blessure. Et pour cause : non seulement l’œuvre d’Ibn Khaldoun passa largement sous silence au moment de sa publication, mais elle ne créa aucune émulation, ou si peu, assez tardivement du reste. Au point que l’incidence, aujourd’hui, des travaux d’Ibn Khaldoun sur nos sociétés parait presque légère, puisque confinée au cercle des chercheurs et des initiés, comparée à l’impact (pour le moins ravageur) d’un Ibn Taymiyya…
Comme nous le dit Abdesselam Cheddadi, fin connaisseur de la vie et de l’œuvre khaldouniennes, il ne saurait y avoir de « miracle Ibn Khaldoun ». Parce que le miracle est de l’ordre de la magie et du surnaturel. Quand il ne renvoie pas à la Providence pure et simple, c’est-à-dire, techniquement parlant, à l’accident. Scientifiquement, il ne fait écho à rien, et surtout pas à la réalité historique, faite d’interférences et de liens de causalité plus ou moins directe. La décadence que l’on prête souvent à l’époque khaldounienne est un trait grossier, correspondant à «un peu de réalité et beaucoup de fantasmes (probablement liés à la lecture postérieure et à la perception européenne)».
Mais le fait est là : Ibn Khaldoun a été redécouvert, pour ne pas dire découvert tout court, par cette même culture européenne, qui s’est littéralement jetée sur ses travaux pour décrypter l’Orient et le Maghreb, et plus généralement le monde islamique à mesure que l’Europe y mettait le pied et l’explorait, le dominait. Nul n’est prophète en son pays, en sa culture, sa société, son environnement ? Peut-être. Toutes proportions gardées, le paradoxe d’Ibn Khaldoun renvoie au malheur de certains intellectuels du Sud, reconnus chez l’Autre, avant de se trouver une petite place chez eux. Pour ceux qui y parviennent !
Mais encore : on peut avancer la thèse du penseur incompris ou combattu. Mal lu, et parfois même non lu…
Les explications/justifications «politiques» ne manquent pas à l’appel. Avec sa rigueur scientifique, et surtout ses conclusions décapantes, Ibn Khaldoun ne pouvait ni soulever les foules, ni servir de porte-étendard aux régimes en place. Ce n’était pas un prédicateur, pas un homme de foule, mais de raison et de solitude. Avec notre grille de lecture d’aujourd’hui, on peut même le qualifier d’élitiste. Au contraire d’un théologien comme Ibn Taymiyya (1263-1328), champion du populisme et du dogmatisme religieux.
Ibn Khaldoun nous a donné les outils pour comprendre notre monde, en plaçant l’expérience de nos sociétés dans un contexte universel, car scientifique, ce qui est le meilleur moyen de dépasser les blocages du passé et de vivre au diapason de son époque. Il représentait (et continue) une formidable ouverture de l’esprit. Ibn Taymiyya nous a légué, quant à lui, des fatwas pour excommunier à tout-va (en dehors des Hanbalites, et encore) et pour nous recroqueviller sur nous-mêmes.
Bien qu’ils ne soient pas contemporains, et qu’ils ne «boxent» pas dans la même catégorie, le parallèle entre ces deux figures historiques est utile, voire précieux. C’est pour cela qu’il est important, aujourd’hui, de relire Ibn Khaldoun et de profiter de son inépuisable héritage.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction