Le constat qui ressort des débats médiatiques et géopolitiques en Europe semble se concentrer sur l’idée suivante : l’Europe paraît affaiblie, inaudible, voire méprisée. Une métaphore d’Emmanuel Macron est souvent convoquée : «Le monde est partagé entre carnivores et herbivores, et pour survivre, il faudrait devenir omnivore». Cette image, d’apparence légère, cache une profonde angoisse civilisationnelle : faut-il renier l’humanisme, socle de la culture européenne moderne, pour se faire entendre dans un monde brutal ?
Cette interrogation devient d’autant plus brûlante lorsque l’on observe un oubli symptomatique dans le débat : l’Afrique. Ni mentionnée, ni interrogée, elle semble se situer en dehors des préoccupations stratégiques. Or, l’effacement dufaible, que ce soit au sein ou en dehors de l’Europe, interroge sur une possible redéfinition de la place de l’humain dans les politiques européennes contemporaines. Y a-t-il donc, en Europe, une tendance à abandonner l’humanisme comme projet politique, au nom de la survie stratégique ? En d’autres termes : pour ne pas être mangée, l’Europe doit-elle manger ?
Depuis le retrait des États-Unis sous Donald Trump du rôle de protecteur, le parapluie américain, s’effiloche. Cette déstabilisation nourrit une angoisse profonde : celle d’un continent devenu périphérique, marginal dans les rapports de force globaux. Dans ce contexte, la métaphore des carnivores et herbivores semble séduire. Être herbivore, c’est se faire manger. Être carnivore, c’est manger. Être omnivore ? C’est, selon Macron, s’adapter, mais c’est surtout tout manger. Mais que signifie réellement cette adaptation ? Un renoncement à des principes ? Un passage à une realpolitik brutale ?
L’humanisme européen place l’humain au centre : la dignité, la raison, les droits, la liberté, l’universel. Or, cet humanisme s’est toujours heurté à ses propres contradictions. Il a cohabité avec le colonialisme, l’esclavage, l’exploitation. Il a été invoqué pour civiliser, tout en déshumanisant les autres. Aujourd’hui, dans un monde où les normes occidentales ne sont plus considérées comme universelles, l’Europe semble perdre confiance en ses propres principes. Ce qui frappe dans ces débats, c’est le silence total sur l’Afrique. Pas un mot. Pourtant, l’Afrique est aujourd’hui un champ de bataille stratégique : présence russe au Sahel, influence chinoise sur les infrastructures, enjeux migratoires, dépendances économiques. Ce silence est révélateur. Il signifie que l’Afrique n’est pas perçue comme une puissance, ni même comme un interlocuteur. Elle est reléguée à une place de faiblesse structurelle, ignorée dans les calculs de puissance. Ce qui revient, symboliquement, à dire : les faibles ne comptent pas. Cela fait écho à une déclaration d’Ehud Barak sur LCI : «Il n’y a pas de place pour les faibles». Cette phrase pourrait être la devise d’un monde post-humaniste.
Ce basculement se lit dans les discours, les politiques migratoires, les choix budgétaires. L’Europe investit dans la sécurité, les technologies de surveillance, le contrôle. Le droit d’asile recule. L’accueil est conditionné. La compassion devient un luxe. La force, une nécessité. L’Afrique, justement, pourrait être le lieu d’une réponse. Si l’Europe cessait de la voir comme une périphérie, elle pourrait y reconstruire une politique fondée sur la coopération, le développement, la réciprocité. Mais cela supposerait une révolution mentale : voir le supposé faible comme partenaire, non comme proie. La tentation de devenir carnivore est forte. Mais elle est dangereuse. L’Europe risque d’y perdre son âme, sa singularité historique. Ce qui a fait la force morale de l’Europe, c’est précisément sa capacité à penser l’humain, à poser des limites, à refuser la brutalité.
L’alternative est connue : ou bien le monde devient une jungle, ou bien il devient une communauté.
L’Europe, ne doit-elle pas choisir, pour rester fidèle à elle-même.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane