La recherche scientifique au Maroc peine à retrouver ses marques. manque de ressources, inadéquation des profils, désengagement de l’Etat,… autant de défaillances décryptées par Jamal Khalil et Mabrouk Benhamou, deux fins connaisseurs du monde de la recherche et de l’innovation.
Sur l’ensemble des indices tangibles de développement, il y a ceux qui ne trompent pas. L’état de la recherche scientifique en fait indéniablement partie. L’équation est en somme assez simple. Si vous n’avez pas la capacité de créer et de produire, vous achetez chez ceux qui en ont le savoir-faire. Les conséquences économiques se payent au prix fort. Cela s’appelle de la dépendance. Depuis l’indépendance politique justement, le Maroc ne s’est jamais vraiment donné la peine d’ériger en système efficace, un domaine pourtant vital : la recherche scientifique. À cette époque, la motivation des citoyens est bouillonnante, les « cerveaux » et la ressource humaine ne manquent pas. Que s’est-il donc passé pour que soit entérinée l’une des plus importantes opportunités de développement offertes à notre pays ? À titre de comparaison, les pays du Sud-est asiatique, avec à leur tête la Corée du Sud, ont privilégié ce moyen de développement et sont arrivés à bâtir de puissantes sociétés multinationales à fort potentiel d’innovation. Une stratégie douloureuse au démarrage, mais qui porte ses fruits à long terme. Cette orientation nécessite néanmoins des structures solides qui permettent au minimum de former convenablement les futurs chercheurs. C’est probablement sur ce point que le bât blesse. L’école marocaine, voire l’éducation dans son ensemble, a connu une succession d’échecs depuis l’Indépendance. Preuve en est le taux ahurissant d’analphabètes au royaume. Difficile donc de miser sur les compétences et sur la qualité de la formation des futurs chercheurs, lorsque les lacunes de l’enseignement se font sentir dès les premières classes du cursus universitaire. De plus, un autre obstacle, cette fois-ci d’ordre politique, vient perturber l’éclosion de la recherche scientifique marocaine. Ce domaine particulier nécessite une certaine forme d’indépendance d’esprit, indispensable pour mener à bien des recherches. Or, le régime politique s’est toujours méfié d’une quelconque autonomie que s’accorderaient les esprits les plus brillants de notre pays. À l’école, les moyens pédagogiques ne sont pas orientés vers un encouragement de la curiosité naturelle de l’élève, mais plutôt vers l’application stricte d’un programme scolaire pas forcément adapté à l’esprit indépendant et autonome dont se nourriraient de futurs chercheurs. De fait, la structure nécessaire pour l’encadrement d’une recherche scientifique digne de ce nom est d’autant plus sujette à réticence de la part des politiques. Enfin, le coût économique pour une institutionnalisation victorieuse de la recherche paraît hors de portée d’un pays tel que le Maroc. Pourtant, il n’est pas ici question de moyens, mais plutôt de stratégie économique. Des arbitrages ont été réalisés en laissant sciemment de côté l’investissement à long terme sur la recherche. Aujourd’hui, l’État semble prendre conscience du retard accumulé dans ce domaine.
L’activité de la recherche est encore mal connue. Comment la définiriez-vous ?
Mabrouk Benhammou : La recherche scientifique est pour moi le moteur de tout développement. Les différentes disciplines de la recherche doivent être comprises comme un tout. Je cite le bel exemple de la biodiversité qui requiert l’expertise du biologiste, de l’écologiste, du géologue, du botaniste et même de l’économiste. Bien que les compétences soient différentes, elles restent dépendantes les unes des autres. Il ne devrait y avoir aucune frontière entre les sciences. Un mathématicien peut très bien utiliser ses compétences pour une étude d’ordre sociologique. Les liens sont plus étroits qu’il n’y paraît. La recherche est donc pour moi une histoire pluridisciplinaire.
Jamal Khalil : Pour cette définition, je m’intéresse aux acteurs principaux de la recherche, à savoir les chercheurs eux-mêmes. Leur formation est un processus long qui nécessite beaucoup de travail. Au bas mot, cela peut durer une quinzaine d’années. L’étudiant qui arrive au troisième cycle de ses études commence à entrevoir le milieu de la recherche scientifique en fréquentant les laboratoires. C’est à ce niveau que se jouent les connexions avec d’autres laboratoires nationaux ou étrangers. Je pense également que le milieu de la recherche parvient à connecter ses acteurs et ses disciplines variées. Cela veut dire que la recherche au niveau locale tend à disparaître au profit d’une recherche plus globalisée. Grâce à cette dynamique, les chercheurs peuvent travailler sur des thématiques communes, y compris lorsqu’ils y trouvent des divergences.
Vous êtes tous les deux des enseignants-chercheurs. Le second volet parvient-il à s’autonomiser par rapport au premier ?
M.B: Je pense que les deux activités sont indissociables. Un bon enseignant est un bon chercheur. Il est très utile d’enseigner lorsque l’on peut puiser des exemples issus des recherches que l’on entreprend. Néanmoins, je ne fais mention ici que des compétences liées aux connaissances et non pas celles concernant l’aspect pédagogique.
J.K: Au niveau des sciences sociales et en particulier en sociologie, le constat est qu’il existe beaucoup d’enseignants, mais peu de chercheurs. Bien sûr que le statut regroupe les deux fonctions et qu’elles sont intimement liées. Malgré tout, il demeure plus facile de former un enseignant plutôt qu’un chercheur. Cette difficulté est en grande partie la résultante d’un statut qui ne valorise pas le chercheur par rapport à l’enseignant. Nous devons réévaluer cette condition afin de mettre les individus qui font de la recherche dans les meilleures conditions possible. Des efforts sont certes fournis depuis quelques années, en l’occurrence la création de nouveaux laboratoires pour la recherche, mais, sur le terrain, le facteur humain n’est pas exploité. Nous avons mis en place un schéma pour l’organisation du secteur de la recherche sans nous soucier de savoir si ce denier est adapté à la réalité, c’est-à-dire à une insuffisance dans la formation de nos chercheurs. Ce n’est pas en faisant la course aux laboratoires que la situation risque de s’améliorer.
Le chercheur en université a-t-il des obligations de publication, ou travail t-il bénévolement et à son rythme ?
M.B: Nous ne procéderons à un travail d’analyse efficace que lorsque nous comparerons notre recherche à celle des pays avancés. Chez ces derniers, la recherche est directement le fruit d’une volonté politique. Sans elle, aucune démarche n’est tenable. La recherche scientifique y est une stratégie d’État à court, moyen et long terme. Les chercheurs y bénéficient d’une large reconnaissance. La recherche scientifique procure l’immunité, elle est une cause de la défense nationale, elle est citoyenne, elle représente la course à l’innovation, et enfin, ce domaine est considéré comme une fierté nationale. Chez les pays les moins développés, tous ces critères ne sont évidemment pas appliqués, vu que la recherche est loin d’être une priorité, car l’ensemble de la société ne reconnaît pas ses chercheurs. Chez nous, les seuls scientifiques reconnus sont les médecins, car ils soignent les gens. Tant que le mot d’ordre est de consommer les produits des autres, nos chercheurs ne verront pas leur situation modifiée, ni leur motivation se développer. Il a fallu 30 ans au Maroc indépendant pour seulement reconnaître et promouvoir les laboratoires. À cette époque, nous n’avions que des chercheurs isolés, c’est-à-dire seulement armés de leurs motivations personnelles, sans aucune structure d’encadrement. Ensuite sont arrivées les Unités de Formation et de Recherche (UFR) qui leur octroient un statut plus évolué. Depuis 2005, les laboratoires sont reconnus par les universités.
L’activité de la recherche au Maroc relève du militantisme. Ceux qui la pratiquent sont obligatoirement atteints du virus de la recherche. Ils sont réellement passionnés par leurs travaux, et tout ceci en n’ayant aucune obligation de résultat. Aujourd’hui, je pense que la succession des réformes qui touchent ce secteur et auxquelles nous assistons depuis quelques années contribue à lasser et à fatiguer les enseignants-chercheurs. Le manque de cohérence politique et de continuité dans les démarches pénalise à mon sens le rendement de nos collègues. Il devient de plus en plus pénible de constamment changer les modules et les cours destinés, par exemple, aux étudiants.
Au milieu des années 1980, la massification des étudiants a fait basculer les universitaires dans la priorisation de la partie enseignement. Le nouveau système d’évaluation qui se présente sous la forme d’une grille, et qui est appliqué tous les six ans, est-il une source de motivation ?
J.K: Je trouve assez déplacé de parler de motivation par ce système de grille. Dès qu’un enseignant-chercheur démarre une carrière, sa perspective d’évolution reste assez réduite. Cette situation laisse en effet peu de place à la motivation, surtout lorsque l’on sait que le salaire au fil du temps demeure assez rigide. Cette grille est pour moi un leurre, car l’on fait croire aux enseignants-chercheurs que le fait de les évaluer rendra justice à leurs compétences. L’une des conséquences est de voir cette catégorie se chercher d’autres sources de revenus et de délaisser la fonction publique. Pour revenir aux rôles des chercheurs dans un pays qui compte autant d’analphabètes, je tiens aussi à souligner que les débats sur la recherche restent principalement dans le cercle très fermé des enseignants-chercheurs. Ce cas n’est pas exclusif au Maroc et il ne faut pas en faire un problème. L’application effective des résultats d’une recherche ne survient en général que des dizaines d’années plus tard. Le public ne perçoit les fruits d’un travail qu’après une longue période de brevets et d’expériences. Difficile dans ce cas-là qu’il s’intéresse aux travaux des chercheurs au moment où ces derniers les réalisent. La recherche est déconnectée du public, d’autant plus que les chercheurs parlent le langage des autres chercheurs.
Peut-on affirmer que le chercheur dans le domaine des sciences de la terre et de la matière dans la catégorie de l’ingénierie est un inventeur, au contraire d’un chercheur en sciences sociales qui serait plutôt un producteur de théorie ?
M.B: Mon collègue a fait référence aux brevets. Son obtention est le fruit d’une réflexion issue d’une connaissance et d’une production scientifiques. Avant de s’engager dans une recherche, la première démarche qui relève du bon sens est celle de vérifier ce qui a déjà été produit sur le sujet de la recherche. Si ce n’est pas le cas, il est évident que le chercheur cherche l’innovation. C’est la culture scientifique dans son ensemble qui permet les inventions. Sans la découverte de la thermodynamique, la machine à vapeur n’aurait jamais été inventée.
Au-delà des difficultés structurelles, peut-on envisager que notre société et notre culture ne soient pas engagées dans une passion de l’innovation comme peuvent l’être d’autres sociétés, notamment asiatiques et occidentales ?
M.B: Je pense que nous souffrons d’abord d’un déficit flagrant de sensibilisation et de communication autour du domaine de la recherche. Sur les chaînes de télévision marocaines, vous aurez volontiers de longues heures consacrées à la cuisine par exemple et très peu de programmes concernant les productions scientifiques. Ce fossé doit être comblé par la sensibilisation sur l’importance d’un domaine directement lié à la société de consommation que nous devenons de plus en plus.
Pouvez-vous nous expliquer le clivage entre la recherche fondamentale (appelée également recherche et développement) et la recherche appliquée ? Le Maroc semble accorder plus de place à la seconde tandis que la première est considérée comme un luxe.
J.K: La recherche appliquée tient une place plus conséquente, car ses résultats servent des intérêts à court terme, tandis que la recherche fondamentale nécessite des études qui s’étalent sur une longue durée. Les politiques et les industriels ont besoin de vision à court terme pour des résultats immédiats, et c’est à mon sens une erreur. La différence réside donc plus au niveau du calendrier. Concernant mon domaine, c’est-à-dire les sciences sociales, un des obstacles était une forme d’idéologisation des chercheurs. Beaucoup de sociologues, par exemple, étaient proches du courant marxiste. Mais, avec le temps, la discipline a modifié son approche en variant les écoles de pensée. Les États se sont donc de moins en moins méfiés de ses chercheurs qui auraient pu être considérés comme une menace par le passé. Au Maroc aussi ce schéma a été suivi. L’institut de sociologie a ouvert en 1960 pour ne durer que dix années jusqu’en 1970, car là aussi les sensibilités des chercheurs représentaient une menace politique. Par la suite, nous n’avons formé que très peu de sociologues. Ce n’est qu’à l’aube des années 2000 que l’État s’est rendu compte de l’importance des chercheurs dans ce domaine et qui sont les seuls à pouvoir répondre à des problématiques sociales complexes.
M.B: Les recherches fondamentale et appliquée sont pour moi indissociables l’une de l’autre. Comme je l’ai dit précédemment, le champ de la recherche relève d’abord d’une seule et même culture scientifique. La recherche fondamentale doit nous servir à atteindre des finalités, c’est-à-dire aboutir à des résultats économiquement ou socialement viables.
La recherche appliquée relève plus de l’ordre de la connaissance, son intérêt réside dans la compréhension des phénomènes qui nous entourent. Chacune d’elle doit être complémentaire de l’autre. L’exemple d’un phénomène comme la crise économique est d’actualité. Pour en saisir toutes les problématiques, nous avons besoin tout d’abord de comprendre son mécanisme et son origine, puis de dégager ensuite des solutions. Le schéma interactif entre les deux est nécessaire. Les recherches théoriques et expérimentales ont chacune un rôle à jouer.
Vous avez évoqué la volonté politique. Doit-elle se maintenir dans l’urgence d’obtenir des résultats immédiats, ou plutôt se donner les moyens de bâtir une structure pour la recherche à plus long terme ?
M.B: Les pays asiatiques se sont justement donné des moyens à plus long terme. Aujourd’hui, cette politique a largement porté ses fruits, au vu du nombre d’innovations qui y sont produites. L’exemple de cette réussite prouve que la recherche fondamentale ne doit pas être sacrifiée.
Néanmoins, le terrain joue en fonction de l’une ou de l’autre tendance. Lorsqu’au Maroc, nous estimons à peu près à 15 % le nombre de chercheurs qui travaillent et qui publient des résultats, nous sommes loin les standards de certains pays étrangers.
Pour pallier à ce genre de difficultés, il faudrait que l’administration tienne compte des profils scientifiques des chercheurs qu’elle recrute. Ce n’est pas parce que l’effectif des étudiants ne cesse de s’étoffer qu’il faut engager à tour de bras des enseignants qui n’ont pas un profil scientifique. Mais, il n’est jamais top tard. Nous pouvons encore réagir, car nous tenons des solutions.
Propos recueillis par Mostafa Bouaziz et Sami Lakmahri