Plus de 40 ans après le putsch de Skhirat, le 10 juillet 1971, un témoin se remémore l’attaque du palais royal par des cadets de l’Ecole militaire d’Ahermoumou.
Le 10 juillet 1971, en tant que jeune cadre de l’Office de commercialisation et d’exportation (OCE), j’étais invité au palais de Skhirat à l’occasion de la Fête de la jeunesse, correspondant au 42e anniversaire de Feu SM Hassan II. La veille de la fête, je suis retourné à mon appartement qui se situait juste en face de l’OCE à Casablanca, où mes parents se trouvaient pour quelques jours de repos. Je leur annonçai joyeusement l’invitation du roi, tout fier de sa sollicitude à l’égard des jeunes cadres de notre pays (j’étais célibataire et âgé de vingt neuf ans).
En tenue de sport
Mon père était quelque peu surpris par l’incitation à nous présenter à cette fête royale en tenue de sport. Il ne pouvait imaginer qu’on puisse se montrer ainsi accoutré devant le roi. Je lui expliquais que c’était la Fête de la jeunesse et que tous les invités devaient se présenter en tenue non officielle, y compris les ministres et les militaires. La nuit du 9 au 10 juillet 1971, je ne dormis que peu, tout excité que j’étais par l’invitation royale. Le lendemain à 10h, mon jeune frère me conduisit à Skhirat. J’étais habillé, comme l’avait exigé le protocole royal, d’une petite chemise à manches courtes et d’un pantalon bleu ciel. Le seul document que j’avais dans ma poche était mon permis de conduire. À l’entrée du palais de Skhirat, à 11h, j’ai montré l’invitation à des membres du service de sécurité, qui me montrèrent le chemin du palais. Quelques soldats de la Garde Royale et des FAR montaient la garde. En me dirigeant vers le palais, je remarquai un golf où quelques joueurs tiraient des balles, des stands de tir aux pigeons et des wagons sur des rails, aménagés en salons de repos. Je me suis dirigé vers le palais en m’imaginant un lieu magnifique et somptueux, digne des Mille et une Nuits. En fait, le palais de Skhirat était très simple et plus fonctionnel que luxueux. Une grande tente caïdale était plantée aux abords de la piscine, séparée de la mer par une baie vitrée, et le roi recevait ses visiteurs dans une vaste salle de réception. Les appartements privés étaient inaccessibles.
Je rencontrai au bord de la piscine quelques amis qui allaient vivre avec moi cette pénible aventure. Comme l’avait précisé le protocole royal, le millier d’invités, tous des hommes, était en tenue de sport. Il était très difficile de reconnaître les grandes personnalités ainsi vêtues, car on avait toujours l’habitude de les voir à la télévision en costume de ville ou en tenue militaire. Tout autour de la piscine était disposé un buffet somptueux avec des mets délicats et des boissons non alcoolisées de toutes sortes. Un orchestre, près de la tente caïdale, jouait des morceaux de musique, donnant un caractère joyeux à la fête. Les invités étaient disséminés autour de la piscine, près de la tente caïdale, sur le golf et même à la plage, qui se trouvait en contrebas de la baie vitrée. Je discutais joyeusement avec mes amis. Nous étions visiblement heureux de nous trouver dans cet endroit exceptionnel et parmi des invités de marque, aussi bien marocains qu’étrangers.
La « fête » commence
Vers 13h, les invités commencèrent à se rapprocher des buffets en attendant le signal des responsables pour se servir. Aucun protocole particulier n’était prévu pour le choix des tables. Aussi me suis-je assis avec mes amis près de la tente caïdale, à côté de l’orchestre. Depuis notre place, nous apercevions à quelque deux cents mètres SM le Roi Hassan II, assis seul à une table sous la tente. Nous nous sommes servis au buffet et avons commencé à manger. Il faut préciser que de là où nous étions assis, nous ne pouvions pas voir l’entrée du palais. Un mur, percé d’une petite porte fermée, nous barrait la vue. Soudain, nous entendîmes quelques coups de feu. Je me tournai vers mes amis pour leur demander : « Qu’est-ce que c’est ? ». L’un deux répondit : « Ne t’inquiète pas, ça doit provenir des stands de tir aux pigeons ». Les détonations devinrent plus fréquentes et plus fortes. Comme je l’ai déjà expliqué, nous ne voyions rien, car la vue était barrée par le mur. Tout à coup, un mokhazni s’écroula, frappé d’une balle, et sa jellaba toute blanche fut immédiatement maculée de sang rouge. Quelqu’un de haut placé, certainement une personnalité importante, s’approcha du mokhazni et s’écria: « Qu’est-ce qui arrive là ? ». Les coups de feu s’intensifièrent encore. La panique s’empara des invités, car on voyait de plus en plus de personnes blessées et perdant leur sang. Deux options se présentaient aux invités qui ne voyaient pas ce qui se passait. La première consistait à passer par la petite porte dans le mur pour gagner le parking de voitures et fuir. Cette réaction fut fatale car les mutins, ayant franchi la porte d’entrée du palais, tiraient dans tous les sens en s’approchant. Deux de mes amis empruntèrent cette voie et perdirent la vie. La deuxième réaction fut de fuir vers la mer, en brisant la baie vitrée. J’avoue que j’ai emprunté sans réfléchir cette seconde voie avec un autre ami. C’est peut-être tout simplement l’instinct, ou la chance. Arrivé sur la plage, j’ai d’abord voulu fuir en nageant vers le large. J’ai donc plongé et nagé quelques minutes, avant d’apercevoir au loin des vedettes militaires qui barraient le passage. J’ai donc fait demi-tour et essayé de fuir vers la plage Amphitrite. Malheureusement, les mutins avaient encerclé le palais, à l’est et à l’ouest, et empêchaient les invités de fuir. Ils lançaient pour cela des grenades, dont une a explosé à quelques dizaines de mètres de moi, sans m’atteindre. Quelques soldats se détachèrent de leur groupe et nous intimèrent l’ordre de regagner le palais, mais sans tirer, en vociférant : « Salauds, remontez au palais ! ». Je suis donc remonté vers le palais au milieu des invités, qui se bousculaient en se tirant par les vêtements pour se placer au milieu des groupes, afin d’éviter d’éventuelles balles perdues. J’ai ressenti, à ce moment-là, la force extraordinaire de l’être humain, et son égoïsme pour assurer sa survie lorsqu’il est en danger.
C’est un putsch
Le spectacle à l’intérieur du palais était affreux : des blessés gémissaient sans qu’aucun secours ne leur soit apporté, perdant leur sang à profusion. Des cadavres flottaient dans la piscine, dans l’indifférence générale. La tuerie a duré au moins une bonne heure, jusqu’aux environs de 15h. Sous la menace des armes, nous avons marché dans l’enceinte du palais, à proximité du golf, où l’on nous a ordonné de nous coucher, face contre terre et mains derrière le dos. Ce fut pour moi un moment de répit, où j’ai commencé à réfléchir. Tout d’abord, je ne comprenais pas que des soldats en uniforme nous tirent dessus, alors que nous étions les invités du roi. Cette incompréhension dura jusqu’à ce que j’entendis « Vive l’armée du peuple ! ». C’est à ce moment-là que je compris qu’il s’agissait d’un complot d’une partie de l’armée contre le régime royal. J’ai vu le visage de certains soldats, qui étaient très jeunes, et dont les yeux étaient exorbités et injectés de sang (peut-être sous l’effet de la drogue). J’entendis aussi de loin, mais sans que je puisse discerner les noms, l’appel des mutins à des officiers, dont certains avaient le courage de se lever et qui furent certainement exécutés sur place. Je ne voyais pas les exécutions mais j’entendais les détonations. Parmi les invités autour de moi, certains tremblaient de tout leur corps, d’autres priaient à voix basse, d’autres enfin gardaient leur sang-froid. Je suis moi-même resté très calme, je ne sais pour quelle raison, peut-être étais-je inconscient du danger de mort que je courais. Soudain, quelques hélicoptères couvrirent le ciel, tournoyant autour du palais. Je me suis dit que c’était peut-être l’armée, fidèle au roi, qui venait de Rabat pour mater l’insurrection. A ce moment-là, j’ai eu très peur, en pensant que nous allions nous trouver, nous les invités, au milieu d’un combat terrible entre l’armée et les mutins. Après quelques tours autour du palais, les hélicoptères repartirent sans tirer. Entre-temps, la situation s’était complètement retournée, car un soldat avait reconnu SM le Roi Hassan II, faisant échouer le complot. Vers 17h, les soldats qui nous surveillaient ont commencé à nous relever, à nous réconforter par des mots aimables et nous donner de l’eau à boire. J’ai vu le général Oufkir, que j’avais reconnu, demander à un soldat de lui remettre sa vareuse, qu’il endossa sur sa chemise de sport. Puis il commença à donner des ordres et à prendre la situation en main. Sans perdre de temps, j’ai rejoint le parking. En cours de chemin, j’ai vu à nouveau le spectacle affreux des morts et des blessés, certains gisant dans la piscine. Un invité que je ne connaissais pas m’a ramené à Casablanca.
Jawad Kerdoudi, président de l’Institut marocain des relations internationales (IMRI)
Très interessant merci à Zamane de nous faire découvrir l’histoire du Maroc
Ca seraitencore mieux de mettre quelques liens présentant le contexte et l’histoire de ce putsch manqué pour accompagner ce témoignage
Quelqu’un a des liens supplémentaires sur ce complot ?