Le 12 janvier 2024, les médias marocains ont annoncé la démolition des constructions populaires qui ceinturaient le mausolée de Sidi Abderrahmane, situé sur la corniche de Casablanca, sur ordre du nouveau wali. Certains médias ont failli à leur mission d’informer, allant jusqu’à qualifier ces constructions d’anarchiques, bien qu’elles aient existé bien avant l’apparition de ce concept dans le domaine de l’urbanisme.
Ces organes, proches de la Décision, ont surenchéri : «Des constructions anarchiques réputées être le lieu de pratiques de charlatanisme. Les déchets issus de ces pratiques nuisaient à l’esthétique et à l’histoire du mausolée de Sidi Abderrahmane». Et, pour conclure tout en dévoilant le véritable enjeu, ils ajoutent : «La région côtière de Aïn Diab a récemment connu de nombreuses opérations d’embellissement, l’objectif étant d’en faire un espace de détente, de promenade et de pratiques sportives». En 2013 déjà, la ville avait construit un pont peu esthétique pour permettre à la population d’accéder à ce lieu spirituel. Les «mal intentionnés» avaient alors évoqué une mainmise en préparation pour s’emparer de la petite île. Il est vrai que la perspective d’un site envoûtant, face à l’Atlantique, perché sur un rocher avancé dans les flots, pouvait attiser les convoitises de certains investisseurs ambitieux. Cependant, les suspicions de ces voix critiques avaient été qualifiées de paranoïa. L’histoire fut oubliée, et la vie continua : on empruntait le pont et on vaquait aux occupations habituelles, présentes depuis plusieurs années.
Mais le malheur de ce saint homme, Sidi Abderrahmane, est d’avoir choisi un lieu d’une beauté exceptionnelle. La mémoire populaire raconte -car c’est toujours elle qu’on relate ici- qu’il venait chaque jour, depuis Aïn Sebaâ (la source du lion, comme son nom l’indique), braver les dangers des animaux sauvages jusqu’à la source des loups, pour se tenir sur ce rocher et admirer le coucher du soleil. Telle était sa prière, la seule.
À sa mort, le peuple – encore lui – lui érigea ce monument et continua à lui rendre hommage au fil des années et des siècles. Cet hommage, que nous, Marocains, appelons la ziara (la visite spirituelle), perdura. Ce qui se déroulait autour n’était pas de la responsabilité du Wali (le saint), mais relevait de pratiques que l’on retrouve dans tout le Maroc. Ce qui se voyait sur l’île n’était rien comparé à ce qui se passe à Sidi Messaoud, sur la prestigieuse route de l’aéroport, à Meknès lors du Moussem des Aïssaoua, ou encore à Sidi Ali Ben Hamdouch, à Moulay Driss Zerhoun. Et dans bien d’autres lieux…
Aujourd’hui, nous avons certes un édifice magnifique grâce au travail remarquable des architectes, qui ont voulu offrir au Wali (Sidi Abderrahmane) un lieu digne de lui. Mais, hélas, mis à part la bâtisse, le site est désormais sans âme : l’islam populaire qui animait cet espace a été retiré, censuré, chassé… au nom de quoi ?
En lisant les pancartes qui ornent les murs du mausolée et en écoutant les explications généreusement offertes par les fonctionnaires du Ministère des Habous sur place, on comprend qu’il s’agit d’un islam salafiste qui a évincé l’islam populaire, celui des Marocains.
Il n’est pas certain que cette situation résulte d’une alliance consciente entre un salafisme ravageur et un libéralisme carnivore, mais leurs intérêts semblent s’être croisés accidentellement dans une combinaison qui affecte douloureusement notre mémoire. Au lieu d’organiser, on dégage. Ce qui est taxé de sorcellerie aujourd’hui, dans le cas de Sidi Abderrahmane, pourrait l’être demain pour n’importe quelle zaouïa au Maroc : la Darkaouia, la Tijaniya, voire la Boutchichiya, car la hargne salafiste contre ce genre de religiosité est endémique. Souvenons-nous du début de l’indépendance, lorsque le Moussem de El Hadi Ben Aïssa à Meknès fut interdit. Je dis cela, et j’espère me tromper : un autre rocher est menacé. Il s’agit de Sidi Kaouki, au sud d’Essaouira. Ce site vient d’être fermé. La raison avancée ? La bâtisse est vétuste et risque de s’écrouler. Il faut la fermer pour la restaurer. Quand ? Personne ne sait. En revanche, on voit s’agiter des projets autour de cette petite localité.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane