Nous avons l’habitude de dire que le Maroc a longtemps retardé l’installation officielle du double protectorat, franco-espagnol, grâce au jeu subtil du sultan Hassan 1er, et à la lutte entre les puissances européennes dans la deuxième moitié du XXème siècle. Cette affirmation tient évidemment la route, mais elle est imprécise ou incomplète.
Il y a un autre moyen d’expliquer la «résistance» des sultans. Ce n’est pas seulement en refusant la construction d’une ligne de chemin de fer, avec l’objectif ou l’illusion de ralentir la pénétration européenne, que le sultan a pu arriver à ses fins. La vérité, c’est que l’Angleterre a tout fait pour empêcher l’installation définitive de la France et l’Espagne au Maroc.
Pourquoi donc ? Parce que la couronne britannique tenait à garder le contrôle quasi-exclusif de la Méditerranée occidentale via le rocher de Gibraltar. Elle souhaitait contenir l’Espagne et surtout la France, qui avait déjà pris le contrôle de l’Algérie.
Avec son pragmatisme à toute épreuve, l’Angleterre s’est ainsi épargnée de nouvelles guerres marathoniennes contre l’Europe continentale. Vis-à-vis du Maroc, qu’elle n’a jamais réellement envisagé d’occuper militairement, en dehors du court épisode de Tanger dans le XVIIème siècle, elle a donc joué les bons amis. Ses intérêts commerciaux dans le royaume étant depuis longtemps assurés, elle a rajouté un autre rôle : celui du «prêteur».
Pendant que la France et l’Espagne gagnaient leurs guerres contre le Maroc et obtenaient des dommages colossaux, l’empire chérifien, dont les caisses étaient vides, se tournait vers l’Angleterre pour obtenir de nouveaux emprunts. Jusqu’au bout, les Anglais auront donc su préserver leurs intérêts tant stratégiques (en gardant la «valve» Gibraltar, qui ouvre et ferme le couloir de la Méditerranée) que commerciaux (en tirant avantage de la crise économique marocaine).
Ce petit jeu a sans doute favorisé la grande entente franco-britannique qui allait déboucher sur les accords dits
Sykes – Picot, survenus quelques années à peine (1916) après l’établissement d’un protectorat au Maroc…
Mais si la grande histoire est forcément cynique, les relations entre le Maroc et l’Angleterre ne sauraient être réduites à cet épisode au cynisme cinglant. Sa gracieuse Majesté a joué d’autres rôles, tout au long de neuf siècles d’histoire commune et plus ou moins continue, auprès de ce partenaire et ami particulier qu’a été le Maroc. Surtout à partir de l’époque des Saâdiens.
Les Britanniques furent parmi les premiers à établir des comptoirs et à ouvrir des consulats sur les côtes marocaines. Ils ont excellé dans le commerce et, plus généralement, dans l’art de la négociation. Leurs représentants dépassèrent parfois leurs missions commerciales et se servirent de la diplomatie, avec l’aplomb et le flegme dont ils sont familiers, pour essayer d’obtenir certaines faveurs : libérations et échanges d’otages, réformes au compte-gouttes, y compris sur le plan militaire (rôle joué, à des moments et des degrés différents, par le duo John Drummond Hay / Harry Maclean), petites pressions exercées auprès de certains sultans pour humaniser le sort réservé aux condamnés à mort…
Ce n’est pas un hasard si les Marocains, opposants politiques ou simples agents administratifs et commerciaux, se ruèrent en priorité vers la «protection» britannique, jusqu’au début du XXème siècle. Sa gracieuse Majesté a toujours su incarner, avec ses manières douces en apparence, mais fermes, un mélange de puissance et d’humanité. De quoi en faire, sinon un ami, un protecteur plus clément que les autres.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction