Des amis de la gauche marocaine répondent souvent à des invitations des islamistes à diverses occasions. Ils justifient cela par le respect de la différence. En fait, il s’agit là, à mon sens, d’un usage primaire du concept de la différence. Le concept en lui-même n’est entré dans la littérature politique et sociale vulgaire (dans le sens de très répandu) que tardivement. On parlait surtout d’unité et de contradiction. D’ailleurs, quand on a arabisé le concept différence, l’on commença plutôt à parler de la pensée de la différence, les philosophes de la différence : des barbarismes dont seule la langue arabe dans son état actuel est capable.
Au début des années 1980, un nouveau tournant s’opérait dans le champ politique marocain. La gauche très virulente et exclusive se mettait lentement, mais sûrement, à abandonner les positions de dureté sur lesquelles elle avait bâti son discours depuis sa naissance en 1959, date de la naissance de l’UNFP. Elle sentait que l’Université était en train de lui échapper et que les lieux où on générait l’élite étaient en train de passer entre les mains des islamistes. La relation avec Hasan II avait atteint son maximum de radicalité. Abderrahim Bouabid était mis en prison après les événements de 1981. Les parlementaires avaient démissionné et le roi, en sa qualité de Commandeur des Croyants les avait excommuniés.
Il fallait donc rapprocher les points de vue afin de pouvoir vivre ensemble. La politique faisait son travail, mais il fallait au niveau du discours idéologique trouver une solution à un dilemme philosophique que la gauche marocaine partageait largement avec la gauche internationale. Un concept fondamental, celui de la contradiction, moteur de l’idéologie marxiste, est largement usité dans le champ des débats politiques.
Auparavant, le concept de différence existait dans le domaine anthropologique. Claude Lévi Strauss l’avait mis en exergue dans son célèbre texte rédigé à la demande de l’UNESCO, qui l’avait appelé à s’exprimer sur le racisme. Le texte fut publié sous forme de livret en 1952 avec comme titre «Race et histoire».
Mais la gauche marocaine rejetait cette approche en bloc qui, à son goût, ne faisait que justifier le sous-développement en le présentant comme une culture alors qu’il s’agissait d’une sous-culture faite de superstition et de déraison. Les positions de Abdallah Laroui dans son livre «Les Arabes et la pensée historique» (Beyrouth, 1974), ne laissaient aucune équivoque à ce propos.
Laroui y développait des thèses qu’avaient déjà élaborées les salafistes Mohamed Belarbi Alaoui et Allal El Fassi à propos des cultures populaires et des langues vernaculaires. Si les deux ‘Alem s’appuyaient sur des textes religieux en faisant de temps à autre allusion à la science moderne, Laroui, et derrière lui les orateurs de la gauche, parlaient de pensée passéiste en opposition avec la raison universelle. La gauche se cramponnait aux thèses de Laroui, alors qu’à la même époque un autre penseur marocain développait une autre vision de la culture, de la contradiction et de la différence ; il s’agit de Abdelkébir Khatibi.
Dans les années 1980, l’intelligentsia de l’USFP se mettait lentement à abandonner la notion de contradiction pour embrasser celle de la différence. Les temps étaient au rapprochement entre la gauche et le Palais, mais il fallait instituer un instrument intellectuel idéologique solide. Ce n’était peut-être pas conscient, mais c’est dans les querelles idéologiques que les êtres ont recours à des concepts pour survivre et justifier leurs positions. L’extrême-gauche continuait à prêcher la contradiction. Quand l’Union des Écrivains du Maroc, majoritairement USFP, avait organisé le célèbre colloque sur la culture populaire en avril 1981, les intellectuels de la mouvance marxiste-léniniste sont montés au créneau pour dénoncer le retour d’une pensée coloniale. Ce sont ceux-là aujourd’hui qui brandissent le concept de la différence. S’il est vrai que la philosophie de la différence est celle des faibles, alors la gauche qui l’adopte aujourd’hui lutterait juste pour sa survie.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane