Comment définir la marocanité ? Le faire en «scientifique» en optant pour un détour par l’histoire d’une communauté imaginée, ou tout au contraire privilégier l’émotion, accepter une bonne dose de subjectivité.
La nation comme étendard
La première option renvoie à l’idée de nation, elle suppose l’existence d’une médiation, c’est la fonction des «idéologues» qui imaginent la communauté par un travail d’élaboration éclectique. Ils combinent une lecture particulière de l’histoire et des mythes, des sentences et maximes, des symboles qui sont sensés incarnés. Ce travail d’élaboration nationale est un travail de tri, d’élimination, de hiérarchisation qui appauvrit le pluralisme. Le Maroc n’a connu ce moment que durant au plus deux décennies dans les années quarante et cinquante du siècle dernier. Le nationalisme réduit à l’expression d’une idéologie bourgeoise et citadine tantôt arabiste, tantôt islamique n’a pu faire aboutir ce projet qu’en partie via le drapeau, les fêtes nationales puis plus tard une chanson régentée par une commission de bonnes mœurs du temps de la radio Nationale.
A part le drapeau dont le monopole de représentation n’est désormais chahuté que par les étendards des troupes folkloriques, le reste ne s’est pas imposé. Plusieurs facteurs ont contribué à neutraliser la production idéologique de la nation une et indivisible. Pour ne citer que deux qui nous semblent importants. Le premier est culturel et politique, une sorte d imaginaire impérial partagé qui permet au pouvoir de s’accommoder de la pluralité et se nourrir de la fragmentation y compris la dissidence. Le second est plus géographique liée à la présence de la Montagne. L’Atlas, Haut, moyen comme l’anti et le Rif ont pu ralentir jusqu’à récemment les rythmes de la diffusion et préserver les particularismes.
L’émotion, encore et toujours
La seconde approche pour rendre compte de la marocanité convoque l’émotion. Ce quelque chose qui permet de reconnaitre les siens et de vibrer ensemble. Pour se faire, il est plus adéquat de recourir non pas aux idéologues mais aux virtuoses, acteurs du quotidiens dotés du pouvoir de capter ce qui fait « Maghrib » : les sons, les rythmes, les senteurs, les ports de tête et démarche, les objets qui font réagir à l’unisson un groupe d’individus qui font communauté vécue plus qu’imaginée. C’est la voyelle muette qui rend la darija incompréhensible au-delà de Tlemcen. C’est plus Gad El Maleh que Jamal Debbouz quand le premier élève la KBM (kefta bel bayd ou Maticha) au rang de la madeleine de Proust. C’est Hoba Hoba Spirit qui font du «sedari» (la banquette façon de chez nous) plus qu’un meuble qui dit le partage et la polyvalence et fait le bonheur de « Richbond », le divan sur le quel se lisent les malaises d’une jeunesse autant que les opportunités de garder toit la trentaine passée. C’est feu Lhaj Belaid et son rebab, Rouicha et son « ganbri », Maalem Baqbou et son hajhouh, kharboucha en résistante contre la servitude relayée par Fatna bent Lhoucine et le « blues des chikhats » de Ali Essafi. C’est surtout les centaines de traiteurs, de Mahlaba et de gargotes qui sont les agents diffuseurs de tamaghrabit : le tagine aux coins, aux artichauts et petits pois, la pastilla façon pauvre et façon riche, la harcha et le msemen. C’est eux qui ont réussi – là où les idéologues castrateurs ont échoué- à réhabiliter les subalternes et à transformer les multiples coutumes locales en associant dans une pratique commune le savoir urbain des vieilles cités et l’art du frugal produit dans les conditions difficiles des montagnards, des nomades des steppes et du désert et des paysans des plaines.
Par Mohamed Tozy, politologue