En 1925, dans les pages du Daily Worker, journal communiste américain, paraissait une caricature titrée « On the International Slave Plantation ». On y voyait trois figures robustes -la Chine, l’Inde et l’Afrique- vêtues comme des esclaves de plantation, debout devant un petit personnage grotesque, représentant l’impérialisme américain, accompagné de ses homologues britannique et français. L’ironie de l’image, sous-tendue par une citation de Marx en exergue («L’idée devient puissance quand elle pénètre les masses»), reposait sur l’inversion des rapports de force : les anciennes colonies prenaient physiquement le dessus, tandis que les maîtres impérialistes semblaient réduits, vulnérables. Ce dessin, dans sa dimension prophétique et satirique, portait déjà en germe une bascule historique à venir. Un siècle plus tard (la caricature a été publiée le 27 juin 1925), cette inversion semble, à bien des égards, s’être réalisée, ou du moins amorcée. La caricature, en son temps, dénonçait la brutalité du système impérialiste mondial tout en nourrissant l’espérance révolutionnaire d’un renversement. Aujourd’hui, si les outils d’exploitation ont changé de forme -moins de fouets, plus de dettes, de normes et de marchés-, les rapports de domination ne se sont pas totalement évaporés. Toutefois, le tableau mondial s’est considérablement transformé. La Chine, par exemple, issue d’un long processus révolutionnaire marxiste, a su conjuguer autoritarisme d’État, planification centralisée et libéralisme contrôlé pour devenir la seconde puissance économique mondiale, si elle n’est déjà la première. Loin d’être un simple produit du capitalisme mondialisé, elle reste traversée par des logiques issues du maoïsme, notamment une certaine conception de la souveraineté nationale et de la planification stratégique. Elle est aujourd’hui perçue par les États-Unis comme leur principal rival. C’est là une ironie majeure : une puissance marxiste ayant fait trembler les élites occidentales au XXème siècle s’impose désormais comme le pôle concurrent du capitalisme occidental sur son propre terrain.
Quant à l’Inde et l’Afrique, le chemin est plus complexe, inégal, mais non moins significatif. L’Inde, ancienne colonie britannique, émerge comme acteur-clé dans la géopolitique indopacifique. L’Afrique, quant à elle, bien que fragmentée et souvent marginalisée dans les narratifs mondiaux, devient l’objet de convoitises stratégiques, notamment de la part de la Chine, de la Russie et de nouveaux acteurs du Sud global. Les pays des BRICS se positionnent comme les artisans d’un ordre mondial horizontal, en rupture avec la verticalité hiérarchique imposée par les puissances occidentales depuis la conférence de Yalta jusqu’aux institutions de Bretton Woods. Ce discours d’horizontalité, soutenu par des discours sur la coopération Sud-Sud, les infrastructures, les banques alternatives et le respect de la souveraineté, séduit de nombreux pays africains et asiatiques.
La caricature de juin 1925 résonne aujourd’hui comme une anticipation partielle. Le fouet a peut-être changé de main, mais la logique de puissance demeure. Les peuples, eux, restent souvent en bas de l’échelle, à la merci de décisions prises en leur nom, sans leur voix.
Marx disait : «L’histoire se répète toujours deux fois, la première fois comme tragédie, la seconde fois comme farce». Sommes-nous dans l’entre-deux ? La multipolarité en gestation porte des espoirs, mais aussi des risques : celui d’une simple redistribution des pouvoirs sans remise en question des structures qui perpétuent les dominations. Pourtant, de nouvelles voix s’élèvent sur tous les continents, portées par des mouvements sociaux, des intellectuels, des artistes, qui cherchent à penser un avenir moins centré sur la compétition et plus sur la coopération.
À moins qu’une nouvelle conscience internationale, capable de s’inspirer du marxisme (comme le prétend la Chine) sans en reproduire les dogmes, émerge enfin-non plus pour renverser un maître, mais pour abolir la plantation, dans toutes ses formes anciennes et renouvelées.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane