Dire que le Maroc est un pays africain est une lapalissade. Le royaume se trouve bien sur le territoire africain, alors pourquoi questionner une africanité que la géographie a réglée une fois pour toutes ?
Peut-être bien qu’au fond, la question n’est pas de déterminer si le Maroc est africain, mais combien il est africain. La géographie et la territorialité constituent un ancrage réel, une base immuable. Mais c’est le reste, tout le reste (de la religion au commerce, en passant par la politique, la culture et l’indispensable facteur humain) qui fixe le baromètre de l’africanité. Et ce baromètre a toujours été fluctuant, au fil des années, pour ne pas dire des siècles.
Hassan II avait coutume de citer une phrase demeurée célèbre : « Le Maroc est un arbre dont les racines plongent en Afrique et qui respire par ses feuilles en Europe ». En somme, les pieds en Afrique et les yeux sur l’Europe. Ou encore le corps en Afrique mais l’esprit en Europe. La métaphore royale est beaucoup plus ambiguë qu’elle n’y paraît. Elle en dit long sur le complexe africain mais aussi européen du Maroc. Ce n’est pas seulement une question de géographie mais de mentalité aussi. Les Marocains ont souvent regardé vers le nord, au-delà du bras de mer qui les sépare du vieux continent européen.
Hassan II se servait de la célèbre métaphore au moment, surtout, où il aspirait à rejoindre le giron des nations européennes. Rappelons-nous : nous sommes dans les années 1980 et le Maroc, qui s’apprête à tourner le dos à l’OUA (actuelle UA) pour un différend politique, rêve de devenir membre de la CEE, ancêtre de l’UE. Contrarié par l’Afrique, le royaume se tourne vers l’Europe dont il est si proche, selon la métaphore hassanienne de l’arbre africain aux feuilles européennes.
Mais la tentative d’européanisation tourne court. L’Europe dit non au Maroc qui dit non à l’Afrique. Situation étrange, très inconfortable… Avec le recul, on peut toujours se demander si Hassan II y avait réellement cru. Peut-être bien que non puisque sa tentative de prendre le train européen ressemble, a posteriori, plus à une réaction d’orgueil et à un coup de bluff qu’à une stratégie réellement préméditée. Cet épisode résume en tout cas assez bien le problème du Maroc avec l’Afrique, mais aussi avec l’Europe. Le «complexe européen » n’est que l’autre facette de ce qu’on peut appeler une africanité contrariée. Pas reniée ou dénigrée, mais contrariée. C’est-à-dire parfois mal assumée, voire mal comprise, mal exposée. Et sujette à des sautes d’humeur. Derrière cette contrariété si dure à effacer, on retrouve des séquences de l’histoire commune au Maroc et à l’Afrique. Tout n’a pas été oublié, tout n’a pas été complètement mis à plat et examiné avec le recul que nous offre, pourtant, le temps. Un Hamid Chabat, par exemple, n’a pas trouvé mieux que de rappeler que la Mauritanie est « marocaine». Le zaïm de l’Istiqlal s’appuie sur l’histoire, bien sûr, pour légitimer sa pensée. Mais l’histoire est un fleuve si long qu’il est interminable. Prendre une séquence marocaine, et ignorer d’autres séquences non marocaines, est un parti pris dangereux. La Mauritanie est depuis longtemps un Etat souverain, un pays voisin et frère. C’est cela la séquence de l’histoire qui est la nôtre aujourd’hui et qu’il faut respecter. Le dérapage de Chabat est peut-être anecdotique, mais il rappelle d’autres malaises, d’autres sources de contrariété. Les Marocains ont longtemps attendu avant de consacrer l’art gnaoui, là où ils n’ont jamais hésité à valoriser l’art andalou. Le gnaoui renvoie à l’héritage africain, l’andalou renvoie à l’Espagne musulmane. Ce n’est peut-être pas un hasard si l’art gnaoui a mis si longtemps à être reconnu à sa juste valeur. Le retour à l’Afrique n’est pas un slogan mais un chemin à faire. Un chemin nécessaire. Dans « L’Islam au quotidien» (éd. Prologues, 2006), grande enquête sur les pratiques religieuses dans le royaume, la majorité des Marocains se disaient, par ordre décroissant, musulmans, marocains, arabes, berbères et pour finir africains. Ou l’africanité comme parent pauvre de l’identité, ou du ressenti identitaire au Maroc. Cela donne une idée sur ce fameux chemin qui reste à faire (pour restaurer le royaume dans son africanité totale et entière).
Par Karim Boukhari, directeur de la rédaction