Le sociologue Ali Benhaddou a travaillé sur la façon dont se sont formées puis creusées les inégalités de la société marocaine. Dans L’Empire des Sultans, il convoque l’histoire pour expliquer le lien entre économie et pouvoir, de même qu’il se fait chroniqueur pour dresser le portrait de la fine fleur du pays dans Les élites du royaume.
Y a t-il un modèle marocain des liens entre pouvoir et économie ?
Très puissants, les liens entre pouvoir et économie sont caractéristiques du régime impérial et remontent au XIXe siècle. A l’époque, le Maroc était au cœur de la mondialisation, carrefour de grandes routes commerciales. Ses productions agricoles étaient riches, parfois abondantes et prospères. Mais désireux de monopoliser tous les pouvoirs, les sultans se sont arrogés des droits exclusifs sur l’économie. Moulay Slimane pratiquait l’isolationnisme économique en interdisant l’exploitation des matières premières par les Européens. Il a publié, en 1814, un édit généralisant les prohibitions et instaurant un droit d’entrée de 50%. Moulay Abderrahmane, tout en assouplissant les mesures, exerçait un affairisme de monopole et se réservait l’exclusivité du commerce intérieur et extérieur, même les transports. Hassan Ier, dès son intronisation en 1873, a lancé un programme d’industrialisation et de modernisation de l’Etat, supprimé les interdits commerciaux et, en réduisant les taxes, il a introduit un régime économique plus libéral. Hassan II, en réhabilitant ce régime toujours en vigueur, a placé sous sa tutelle, depuis la création du FDIC en 1963, bourgeoisies d’affaires et politiques confondues. Il se comportait comme s’il était seul propriétaire de la terre ou de la récupération des terres de colonisation publiques et privées. C’est lui qui, après le serment de fidélité, a concédé des domaines ou des sinécures en échange de services rendus à la monarchie, ou qui les a donnés à des pouvoirs politiques de nature religieuse. Privilèges que les bénéficiaires conservaient aussi longtemps que durait leur fidélité au trône. Dès lors, s’est développée une culture économique, associée aux mœurs politiques centrées sur le pouvoir et bien assimilée par les forces actives du royaume.
Quels sont les mécanismes de ce régime de mainmise économique ?
Le roi décide de tout. Il nomme, outre les ministres, les directeurs généraux, les administrateurs des offices publics ou les PDG des sociétés d’économie mixte. Et par le biais des organismes d’Etat qui ont le pouvoir de rejeter certains projets économiques et d’en subventionner d’autres, il surveille de très près les chefs d’entreprises privées. Il est impossible que ces derniers, si grande soit leur puissance, puissent se passer de l’approbation, ne serait-ce que tacite, du pouvoir royal. Aucun ne dépasse sa condition de subordonné, même s’il paraît aussi riche et fort qu’un Akhannouch, un Othmane Benjelloun ou un Karim Lamrani autrefois. Le Makhzen, soucieux des équilibres fonctionnels, ne permet à personne de s’arroger un quelconque monopole, par crainte qu’il ne s’érige en puissance politique indépendante. Il risque de disparaître par concentration financière au profit notamment des holdings royaux, ce qui incite les plus impétueux au maximum de prudence à l’égard du pouvoir.
Le roi lui-même, pour rester maître de la mobilité sociale, est devenu, depuis le rachat en 1980 des avoirs de la Banque Paris-Pays-Bas qui sont groupés dans l’ONA, le premier propriétaire foncier, le premier entrepreneur privé et le premier exploitant agricole du pays. Il recrute dans ces domaines, hors du champ politique, les meilleurs technocrates, formés dans d’excellentes écoles. Ils sont aujourd’hui, grâce aux rapports dynastiques affichés, des personnages uniques qui règnent aujourd’hui au sommet de l’Etat.
Par Maâti Monjib
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Très bel article. cela faisait longtemps que je n’avais plus rien appris sur le sujet depuis P.Vermeren. Merci oustad Benhaddou.