Le fait religieux mérite analyse, et ce n’est pas à coups de statistiques, d’inventaires ou de nomenclatures qu’on pourrait se pencher dessus. Il faut savoir écouter la société, dit Arkoun. Mais il faut savoir la faire parler aussi, dans toutes ses facettes, y compris les marges.
Rééditer un classique n’est pas seulement lui conférer un nouvel emballage, un autre numéro de série, mais lui donner une nouvelle vie. Le livre «Lectures du Coran » de Mohammed Arkoun est certainement son œuvre la plus riche et la plus problématique qu’il a tâché d’enrichir au fil des ans. Elle garde sa pertinence malgré les années. Peut-être que le livre aurait gagné, dans cette nouvelle vie, à s’intituler autrement: Repenser le monde de l’islam. Ecrit en 1982 dans sa première version, l’auteur l’a enrichi, à la confluence de grands événements aussi tragiques que traumatisants, comme le 11 septembre. Les va-et-vient entre traitement savant et interpellation de l’actualité ont pour souci didactique de décortiquer les causes du « mal » dans le monde musulman. Il n’est pas circonscrit à quelques déviances temporelles ou actes isolés, mais à des causes structurelles, et de ce fait mérite un traitement de fond.
Les supports de l’ignorance institutionnalisée
Le culte de l’ignorance pèse comme une chape de plomb sur les esprits, qui plus est, est présenté comme «savoir », c’est-à-dire une «ignorance institutionnalisée », selon l’expression d’Arkoun, conçue comme salvatrice. On commence par le commencement : le rapport au texte coranique ou le fondement matriciel. Il y a bien sûr toute une littérature orientaliste, aussi riche que diversifiée, avec ses classiques, ses académiques, ses tendancieux… Le mérite d’Arkoun est qu’il ne s’inscrivait pas dans cette littérature, fade et déracinée, ô combien sérieuse, car on ne peut dissocier l’analyse du texte de la problématique sociétale. Arkoun a une légitimité que les orientalistes ne pouvaient exciper, étant lui-même issu de cette civilisation islamique. Il rappelle, et c’est fondamental, que l’œuvre de démythifier le texte a ponctué l’histoire du monde musulman, avec les Mutazilites sous le calife Al Mamoun, tout comme il rappelle les répercussions néfastes sur le cours de l’histoire, avec une perception figée de l’homme, due à cette vision littérale étriquée, qui conduit à un rapport mortifère à la vie et à une négation de la raison. Nous savons qu’elle peut même faire le lit de la violence et de la haine. Le rapport à l’Autre a été vicié et, partant, instrumentalisé, aussi bien dans le discours nationaliste qui a puisé dans le réservoir affectif que celui islamiste qui lui succédera. Ce qui est appelé «animation» de la Nahda (Renaissance) -et l’expression est d’Arkoun- ne s’est pas hasardé, à l’image de Voltaire et de Weber, à analyser le fait religieux. Aussi louable que puisse être l’analyse du réformiste égyptien Mohammed Abdou, dans Rissalat attawhid (épitre sur le monothéisme), son œuvre n’a pas fait école.
Les nationalismes se sont complus dans un exercice flatteur sur ce qui touche l’affect collectif. Les idéologies de combat ont pactisé avec les traditions et développé une suspicion par rapport au legs colonial, mettant dans le même sac pensée libre, rationalisme, libéralisme, rigueur scientifique, avec les tares du colonialisme. Toute personne empreinte d’idéaux universels était suspecte. Même des esprits brillants, comme Edward Said, dans son œuvre monumentale « l’Orientalisme », jette l’enfant avec l’eau du bain. Arkoun reconnaît que la recherche orientaliste répond à des considérations politiques, mais elle n’a pas moins le mérite de la méthode et de la rigueur. Il faut savoir distinguer le bon grain de l’ivraie.
L’éducation des masses, consécutive aux indépendances, qui répondait plus à des considérations idéologiques que qualitatives, a contribué à élargir le spectre de «l’ignorance institutionnalisée ». «Les faux intellectuels, dit Arkoun, produits par une scolarisation hâtive, promus à des positions sociales et à des fonctions politiques très élevées grâce à des activités militantes, sont devenus si nombreux et si puissants qu’ils constituent justement un obstacle sérieux à toute pensée critique ».
Repenser le religieux
Le rapport au religieux doit être repensé dans une approche historique où le religieux a été, certes, pour reprendre une expression de Gauchet, une économie totalisante, mais qui, au contact de la science, devait délimiter sa sphère et, partant, se retrancher. C’est exactement ce que dit Arkoun : « Les religions ont fait triompher pendant des siècles des solutions pratiques à des interrogations métaphysiques sur le principe de l’être, l’origine du monde et de la vie, le sens de l’existence humaine, les normes de l’action juste. Ces solutions ont été efficaces pour le maintien d’un ordre social, la légitimation de régimes politiques, de conduites éthiques. Le rôle historique des religions est donc considérable ; l’islam compte parmi les plus dynamiques et les plus productives. Mais voici que la science moderne fissure lentement mais sûrement toutes les cohérences longtemps reçus comme intangibles ».
C’est cet examen qui n’a pas été réussi dans le monde arabe. Le fait religieux mérite analyse, et ce n’est pas à coups de statistiques, d’inventaires ou de nomenclatures qu’on pourrait se pencher dessus. Il faut savoir écouter la société, dit Arkoun. Mais il faut savoir la faire parler aussi, dans toutes ses facettes, y compris les marges. Le religieux est par essence complexe. Il n’est pas une réalité empirique observable, dit Arkoun citant Emile Poulat. Nous n’en saisissons que des expressions et des porteurs. Et tout cela est évasif et varié. Or, aussi complexe que cela puisse être, un exercice de sens est indispensable. Et c’est là qu’intervient, ou devrait intervenir, l’intellectuel. Et Arkoun de citer l’inévitable Weber pour décliner le rôle de l’intellectuel : «C’est avec l’intellectuel et avec lui seulement que la conception du monde devient un problème de sens. Plus l’intellectualisme repousse les croyances magiques et désenchante le monde qui, dépouillé de son sens magique, se contente d’«être» et d’apparaître, plus se renforce et se fait sentir l’exigence que le monde et la conduite de vie, comme les totalités, soient ordonnées de manière significative et dotée de sens».
La crise de l’intellectuel « arabe »
Il y a des données objectives qui rendent le magistère de l’intellectuel dans le monde arabe quasiment impossible. D’abord l’analphabétisme. Nous pouvons ajouter que même si le taux a été réduit, le rapport à l’écrit n’a pas changé. Et quand bien même on constate un engouement pour le livre, c’est toujours au profit du livre qui panse la blessure ontologique que celui qui pense. La fonction critique de l’intellectuel est une gageure face aux idéologies de combat, hier les nationalismes, aujourd’hui l’islamisme. L’intellectuel devrait négocier sa place face au alem qui s’est recyclé par un habillage moderne, et non dans le fond, face aux « intellectuels » de service ou idéologues attitrés des pouvoirs en place. L’instruction en masse, dit Arkoun, ne doit pas faire illusion. Il analyse ce phénomène propre aux sociétés maghrébines qui ont cédé aux sirènes des idéologies niveleuses par le bas. « La politique d’arabisation, dit-il à juste titre, restreint l’étude des langues vivantes, et l’idéologie de combat, très présente à tous les niveaux de l’enseignement, tient certaines sciences sociales pour dangereuses ».
Ce déclassement exacerbé par la fuite des cerveaux souffre de ce qu’Arkoun désigne par «l’impensé», ce que j’ai appelé par ailleurs le magistère des technocrates. L’analyse d’Arkoun est d’une actualité poignante : «L’impensé, c’est la somme de problèmes humains et le destin collectif qui engagent les décisions politiques et économiques prises par des experts étrangers, confirmés par leurs collègues ‘musulmans’, mais tout aussi étrangers aux données (objectives)».
Le local (ou «l’indigène») est là pour donner l’exequatur. Tout est pensé pour lui outre-mer. Pris dans les tourments du désenchantement, il déserte les lieux de la production des normes, quand il ne cède pas, par nécessité ou opportunisme, à flatter les pouvoirs pour un strapontin, ou à s’exercer à la tâche de propagandiste dont la tonalité peut changer selon la subtilité de «l’intellectuel» et la nature du régime.
On comprend mieux la fascination de l’islamisme en lisant cette analyse d’Arkoun : «En ce temps de crise mondiale, l’islam fonctionne comme un recours pour des sociétés éprouvées par des difficultés cumulées ; comme un refuge pour beaucoup de ceux qui ne peuvent admettre la violence ; comme un repaire, enfin, pour des opposants de toutes catégories, qui ne peuvent trouver d’autre cadre politique d’expression et d’action».
Par Hassan Aourid