Le 6 avril 2000, disparaissait dans un quasi-anonymat un certain Habib Bourguiba. Ses funérailles, comme nous le rappelle Hassan Aourid dans un formidable portrait, furent tout bonnement ignorées par la télévision tunisienne, qui a préféré diffuser un documentaire ou reportage animalier à la place. Mais l’histoire, notre histoire, retiendra son nom et surtout son action.
En une phrase, Bourguiba est l’un des pères authentiques de la modernité… Comment va-t-on qualifier cette modernité, déjà : Arabe ? Berbère ? Musulmane ? Ou, pour revenir aux seuls repères immuables, ceux du sol et de la géographie, nord-africaine ?
Bourguiba a souffert, comme ses congénères et comme sans doute tous les Zaïm et Raïss du monde dit arabe, du même mal : cette paranoïa chronique qui les a poussés à éliminer leurs adversaires politiques et à opérer un nettoyage à sec qui a effacé leurs opposants et écrasé, au passage, leurs partisans. À leur mort physique ou politique, ils n’ont laissé aucun legs à personne. Une fois disparus, il a fallu tout reconstruire pour repartir de zéro. Ou presque.
La génération Bourguiba, qui a vu naître le vent des indépendances et du tiers-mondisme, a surtout été affectée par la nécessité de construire des états modernes à partir des décombres du passé et des coquilles vides laissées par l’occupant. C’est leur excuse. Même ceux qui n’étaient pas autocrates dans l’âme allaient le devenir par la force des choses. Ils avaient l’obligation d’inventer des états, mais aussi d’éduquer des peuples. Et ils allaient eux-mêmes, et parfois à leur corps défendant, servir d’exemple à ces peuples qui avaient tant à apprendre et qui cherchaient avant tout des modèles.
Et c’est à ce niveau que Bourguiba a marqué sa différence.
En réaction au problème palestinien alors tout neuf, et pendant que Nasser inventait petit à petit le panarabisme, que Hafez al-Assad et d’autres caressaient l’utopie baasiste, que le Soudan et le Yémen plongeaient dans le socialisme, et que plus loin le Shah d’Iran greffait trop vite un brutal mélange de capitalisme et de laïcité, Bourguiba a été le seul à comprendre, comme dit le dicton marocain, «par où on mange l’épaule».
Il a diagnostiqué le mal arabe : l’éducation.
Pendant que tous ses congénères, et parallèlement à leurs efforts pour édifier des états et des institutions modernes, se sont jetés dans la course aux armements, et dans l’enrichissement personnel, lui restait stoïque. Sa guerre à lui, il allait la mener contre la mal-éducation, l’ignorance, la superstition et la corruption des esprits, pour ne pas dire la corruption tout court.
Il avait la légitimité de Mohammed V, le charisme de Nasser, l’intelligence de Hassan II, le tact de Bouteflika (le diplomate, pas le président), l’ouverture du Shah, le pragmatisme de Sadate, la fermeté de Hafez al-Assad.
Habib a rassemblé les qualités de tous ses congénères, et des autres, pour mener à bien la «barque» de la Tunisie, ce grand petit pays qu’il a pu situer sur la mappemonde.
Bien sûr, on lui pardonnera son culte de la personnalité et cette allergie extraordinaire à toute forme de critique ou d’opposition, un pêché mignon bien répandu dans les pays du Sud. On passera également l’éponge sur ses dernières années où, malade, il a été débordé tant par les connections créées autour de sa femme Wassila que dans les réseaux de ses collaborateurs (desquels émergera un certain Ben Ali, qui finira par le déposer sans effusion de sang).
Habib Bourguiba était un président en or, un homme extraordinaire, qui avait la vertu des nobles, l’aura des rois… Et le compte bancaire d’un homme comme les autres. Mais il a commis une erreur impardonnable, dont il n’a pas su mesurer les conséquences : il a oublié de passer le relais, s’accrochant au pouvoir au point de devenir une caricature. Et au point, surtout, que son héritage, devenu orphelin, a été passé à la trappe par ses successeurs.
Voilà comment un homme qui aurait pu devenir la locomotive, non seulement de son petit pays, mais de l’Afrique du Nord et du Moyen Orient, est parti sans bruit. En Tunisie et ailleurs, il existe de nombreuses avenues ou places portant son nom. Les jeunesses arabes, berbères, musulmanes, connaissent son nom… Et c’est tout.
Ces jeunesses feraient pourtant bien de plonger dans la vie et les combats du «little big man» tunisien. Elles y trouveraient des réponses et pas n’importe lesquelles, les bonnes, à des questions d’aujourd’hui : sur la place de la religion, la réforme de l’éducation, le rapport avec l’Occident, l’équilibre entre tradition et modernité, les libertés individuelles, les droits des femmes, etc.
C’est d’un Bourguiba, mais dans une version démocrate et débarrassée du culte de la personnalité, que le monde dit arabe a besoin pour trouver sa place dans le monde d’aujourd’hui.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction