Il s’agit ici de la langue française, mais le titre peut aussi renvoyer au Français en tant que culture, que civilisation aussi bien que politique. L’occasion m’est donnée ici par les différentes gesticulations, politiques à l’origine, qui, à chaque fois qu’il s’agit de mobiliser la foule, on la dresse contre la domination linguistique, culturelle, stratégique…
Et il n’y a certainement pas mieux que le Français pour lui faire endosser tous les maux. Je ne crois pas que cet état de fait se trouve dans d’autres pays arabes. Il existe en Tunisie en Algérie, au Maroc, et avec moins d’intensité en Mauritanie. En passant par ces quatre pays, la France avait mis en place des systèmes d’enseignement, des modes de vie, de gouvernement et de gestion des gens, qu’elle a tellement ancrées dans les têtes et les habitus qu’il était devenu difficile de s’en séparer.
La langue française comme bouée de secours… À chaque fois qu’un parti se sent en perte de vitesse, il s’accroche à la langue française. Or, il est facile d’incriminer une langue, en la mettent à l’index et en lui attribuant tous les maux.
Dans les années 1960-70, au Maroc et dans les trois autres pays du Maghreb, on voulait se débarrasser du Français car on croyait qu’il bloquait notre créativité et nous empêchait d’exprimer notre personnalité. Mais, aujourd’hui, les détracteurs de cette langue ont sorti un autre argument : le Français, selon eux, n’est pas une langue de science. Il faut se tourner vers l’Anglais. Un appel franc à la totale refondation de l’enseignement au Maroc.
Former de la tête à la base, les pédagogues, les décideurs, les administrateurs, les rédacteurs de circulaires, les secrétaires de bureaux, et descendre ainsi dans les villes comme dans les campagnes pour inoculer la langue de Shakespeare aux instituteurs, aux facteurs, aux moqaddem, aux indics… Et allant aux parents, qui ont dépassé l’âge d’aller à l’école. Ceci concernant l’école, mais le Français n’est pas seulement à l’école. L’idée de se débarras ser d’une langue me fascine car j’aimerai bien savoir comment, surtout quand on veut la remplacer par une autre, complètement et totalement étrangère à la société marocaine.
Gommer le Français des esprits, des têtes, des enseignes des cafés, de la presse, de la darija, du football… Voilà une idée intéressante, mais comment procéder ? Enlever une langue et mettre une autre à la place ? Ce qui a pris 40 ans à se mettre en place, puis plus de 70 ans à se consolider, peut-il être balayé d’un revers de la main ? J’aimerai bien savoir comment ?
Pol Pot avait tenté le coup au milieu des années 1970 au Cambodge. Mais il lui fallait couper les têtes qui portaient la culture occidentale. À sa surprise, il y en avait des millions. Remplacer une langue par une autre qui existe déjà, portée par le peuple, c’est ce qu’ont toujours fait les bâtisseurs des civilisations. Mais déraciner, couper à la base même avec une force dictatoriale implacable, l’oeuvre me semble irréalisable.
La langue française a pris le temps de s’implanter. Ceux qui veulent la supplanter, savent-ils au moins que les autorités marocaines, du Caïd au ministre de l’Intérieur, en passant par les pachas, les gouverneurs et les walis, ne fonctionnent qu’avec cette langue ? Savent-ils que le ministère des Finances, les Impôts, la Banque d’état, la Trésorerie du Royaume, ne fonctionnent à la base qu’avec le Français ?
Les Agences de conservation foncière, les cadastres, l’aménagement du territoire… Tout fonctionne avec cette langue… On pourrait multiplier les exemples.
Lancer des slogans pour enflammer les foules est une chose, mais regarder la réalité en face en est une autre. Il ne s’agit certes pas d’une affaire de personnes francophones qui tiennent à entretenir le cordon ombilical avec la France, mais d’un choix, ou plutôt d’un héritage qu’il était difficile d’abandonner ou de remettre en cause au lendemain de l’indépendance.
Alors que faire du français aujourd’hui?
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane