Dans son livre fondateur de la politique moderne, «Discours sur l’origine et les fondements de l’inégalité parmi les hommes», Jean-Jacques Rousseau croyait pouvoir distinguer entre deux inégalités : l’une qu’il appela naturelle ou physique parce qu’elle est établie par la nature, et l’autre morale ou politique parce qu’elle dépend d’une sorte de convention et qu’elle est établie, ou du moins autorisée, par le consentement des hommes. À travers le texte, il laisse croire que l’inégalité naturelle entre les êtres humains est immuable et on ne peut rien y changer, alors que l’inégalité morale, et puisqu’elle dépend de consentement et de convention, est appelée à changer.
Que notre constitution physique, qui dépend de notre héritage génétique, soit fatale est compréhensible selon le penseur des Lumières, mais que l’héritage culturel, façonné par les hommes, le soit également est inadmissible. Il est bien entendu exclu de juger aujourd’hui J.J. Rousseau à la lumière des avancées biologiques dans le domaine des manipulations génétiques, qui s’exercent dans la discrétion la plus totale dans plusieurs laboratoires du monde développé. Transformer, augmenter et détourner la mémoire biologique en manipulant l’ADN est l’un des défis majeurs que se fixent plusieurs chercheurs dans le monde.
Or, si la science s’est déjà lancé le défi de transformer et de détourner la mémoire biologique, que dire de la mémoire culturelle qui à la base est une élaboration humaine? Une grande partie de l’humanité souffre du poids de sa mémoire culturelle. Après un XXème siècle où l’on a soumis les héritages culturels à une critique sévère pour y déceler les barrières contre l’émancipation des sociétés et des individus, il semble que le XXIème siècle, du moins à ses débuts, soit l’ère du grand retour du refoulé culturel et spirituel. Les premiers revenants qui prennent le devant de la scène internationale sont bien les dogmes de tout genre. L’humanité semble vouloir réactualiser les religions, les systèmes de croyance qui sont restés longtemps enfouis dans les mémoires collectives.
Mais si certaines civilisations ont su tirer profit de ce retour, en essayant de fructifier les richesses philosophiques, spirituelles et esthétiques de ces systèmes, d’autres, comme les sociétés arabes, semblent vouloir les réinstaller comme mode de vie immuable. Les pays asiatiques réinventent le bouddhisme, le confucianisme ou autre système spirituel pour en faire des pratiques émancipatrices des êtres humains ; ce qui leur permet de les exporter sans trop de difficultés. Il suffit de regarder le succès de ces pratiques dans les salles de sports, dans les cabinets de coaching, sur les divans des psychanalystes… pour se rendre compte de l’intelligence d’une société en devenir et en voie de dominer le monde. L’on a extrait l’essentiel d’un dogme, en le débarrassant des contraintes morales et cultuelles pour le transformer en pratique humaine susceptible d’être acceptée par une grande partie de l’humanité toutes cultures confondues.
Pourquoi notre société n’a pu faire revivre que les percepts contraignants qui briment le corps, le ligotent et le font replonger dans des siècles avant ? N’avons-nous pas dans les cultes anciens des pratiques qui pourraient être revues, adaptées à la vie actuelle avant d’être exportées vers d’autres sociétés ? On parle bien du «soufisme». Mais qu’est-ce qui dans le soufisme pourrait intéresser «les Autres» ? Tel qu’il est présenté dans les médias, et tel qu’on veut qu’il soit ne me semble pas la solution idéale. Un ensemble de croyants reconduisant les mêmes conditions de soumission à des patriarches qui se réunissent pour répéter à l’essoufflement des litanies d’un temps passé. Il y a bien autre chose dans le soufisme. L’émancipation individuelle, la méditation, l’amour, l’esthétique de la vie…
Telles sont, entre autres, les possibilités qu’offre cette pratique. Les pouvoirs patriarcaux et théologiques s’accordent à refuser cet approche qui vise l’individu et préfèrent l’embrigadement des foules…
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane