Le XIXème siècle est celui où le décalage entre le Maroc et le bloc européen en face a atteint son comble. La distance «mentale» était beaucoup plus importante que le petit bras de mer qui sépare les deux mondes. Au Maroc, ce siècle si mouvementé a démarré lentement, en ronronnant, pour se réveiller brutalement avec l’arrivée de la France dans l’Algérie voisine, en 1830, puis avec la catastrophique Bataille d’Isly en 1844. C’est là, probablement, que le Maroc est enfin entré dans le XIXème siècle. Une entrée forcée, désordonnée, à reculons, non naturelle, forcément improductive.
Le changement des rapports de force n’a pas commencé seulement avec la disproportion des moyens militaires, mais avec la lecture des événements qui ont marqué l’époque et par l’accélération soudaine qui a frappé tant les moyens de transport et de communication que la circulation des idées. Au XIXème siècle, le temps s’est accéléré depuis que l’Europe, grâce à l’invention du train, réduisait les écarts géographiques et se lançait dans une vaste mondialisation pour répondre à ses nouveaux besoins de consommation. Pendant ce temps, au Maroc, on ne connaissait même pas l’usage de la roue (ou on l’avait oublié ou presque). Toute la différence est là. Dès la fin du XVIIIème siècle, la révolution française avait bouleversé le monde et poussé, plus tard, vers la création des états-Nations, redéfinissant au passage le rapport entre l’état et les administrés. Ce virage extraordinaire sera à peine mentionné par les historiens et les dirigeants musulmans (et pas seulement marocains), la plupart allant jusqu’à le considérer comme un simple artéfact, pour ne pas dire une abomination.
Pour ainsi dire, et même en se pliant à une lecture euro-centrée, le vent des réformes et de la modernité frappait tant les modèles de gouvernance que les mentalités et les réflexes de consommation. Mais en Europe seulement.
Côté Maroc, ces vents étaient contraires, mauvais, porteurs de mauvaises nouvelles et de fatalités. Et ce qui devait arriver arriva, inéluctablement.
Toute la deuxième moitié du XIXème siècle sera un acheminement progressif vers la formule définitive du Protectorat. La souveraineté n’était plus que théorique, la pénétration s’enfonçait déjà dans les structures de l’Etat. Un état, pourtant ancien, mais qui ne tenait plus qu’à un fil… Le retard ou plutôt les retards de l’ancien empire chérifien étaient visibles à tous les étages. Le pays était bien ce fruit mûr, que la presse française caricaturait à l’époque, et que les puissances européennes s’apprêtaient à croquer. Ou ce gâteau à partager.
Le compte à rebours devant aboutir au Protectorat a été retardé du fait de l’entrisme de par deux nations européennes, essentiellement : l’Allemagne sur le tard et surtout l’Angleterre, qui a plus ou moins directement empêché l’Espagne et la France de s’installer au Maroc. La couronne britannique ne voulait ni d’une Espagne qui
étoufferait le rocher de Gibraltar, ni d’une France rapidement «augmentée» et de l’Algérie et du Maroc.
Ce retard ou plutôt ce sursis n’était donc pas tant le fait d’une habile politique chérifienne que de dissensions entre Européens. Une question de timing, le temps que Français et Anglais accordent leurs violons quant à la mise sous tutelle d’autres terres musulmanes.
L’espace-temps qui sépare la disparition du sultan Hassan 1er en 1894 (qui signe à sa manière la fin du XIXème siècle marocain) de la signature des traités du Protectorat en 1912 ressemblera, au final, à un vrai purgatoire. Quand, le 30 mars 1912, le sultan Moulay Hafid apposa sa signature au bas du document que lui tendait Eugène Regnault, le sentiment général qui prédomina, côté chérifien, fut un mélange d’humiliation et de soulagement que les historiens marocains n’ont pas fini de sonder…
Karim Boukhari
Directeur de la rédaction