La «campagne de pacification» est un jeu de mot et un euphémisme qui désignent, dans la réalité, une guerre parfois brutale, souvent sournoise et diffuse, étalée sur près de trois décennies. On s’accorde sur la date de son début (1907, bombardement de Casablanca) et de sa fin (1934). Cette guerre a connu plusieurs étapes-clés où elle a subi de véritables mutations. On peut en citer quelques unes : l’officialisation du Protectorat en 1912, qui offrira un emballage juridique aux opérations ; l’entrée de la France dans la Grande Guerre (1914) ; le début et la fin de l’autre Guerre, celle du Rif (officiellement 1921-1927) ; le départ de Lyautey et la fin de la soi-disant politique de la main tendue…
On peut également citer quelques innovations «technologiques» qui ont pesé dans la balance, comme l’apparition de l’aviation militaire avec les fameux «oiseaux de fer», qui ont scellé le sort de bien des batailles indécises au sol (et qui règleront en parallèle le sort de la Guerre du Rif) ; et la création tant repoussée d’un premier réseau ferroviaire au Maroc, qui a facilité le ravitaillement des troupes et contourné bien des pièges tendus sur le terrain.
Eh oui ! Les «oiseaux de fer» et le train du développement, beaux trophées de la modernité, ont mis à genoux la résistance des tribus marocaines. Ce qui nous offre, au passage, une jolie parabole sur l’arme à double tranchant qu’est la modernité. C’est une arme bien utile, mais qui peut couper quand elle se retourne. Elle peut même être fatale. C’est ainsi que nos ancêtres la considéraient et ils n’avaient pas tort sur toute la ligne…
Au-delà de l’aspect militaire de cette guerre, de ses étapes et de ses batailles, dont les deux bornes principales restent la bataille de Lehri (1914) et celle de Bougafer (février 1933, il y a très exactement 90 ans), on voit bien que des aspects essentiels de la campagne ont été gommés au fil du temps, comme s’ils n’avaient aucune importance. À tort, bien entendu.
Le nationalisme marocain nous a construit un récit sans «nuances de gris», avec les envahisseurs d’un côté et les résistants de l’autre, rien ou presque au milieu. Ces nuances sont pourtant indispensables pour comprendre ce qui s’est réellement passé. Il n’y avait pas que l’armée coloniale et la résistance tribale. D’autres acteurs et non des moindres (makhzen, grands caïds et soldats marocains) se sont invités à cette autre drôle de guerre.
Il y avait d’autres enjeux et d’autres intérêts en parallèle. Cette longue guerre injuste, qui ressemblait dans ses rares périodes d’accalmie à une guerre d’usure, est bien plus complexe qu’il n’y parait. Et le récit minimaliste et globalisant du nationalisme marocain, qui répond avant tout à une vision idéologique de l’histoire marocaine, fait l’impasse sur cette complexité.
Nous parlons ici d’une guerre interminable qui a fait, quand même, près de 100.000 morts dans les rangs des tribus résistantes, massacrant des milliers de civils. Pacification ou éradication ? Nous parlons aussi d’une guerre qui a souvent ressemblé, en réalité, à un jeu de dupes. Qui a gagné la guerre ? Bien malin est celui qui répondra à cette question d’une manière claire et définitive.
La guerre a commencé avant l’officialisation du Protectorat, quand la France a ouvert deux fronts : l’un à l’Est (occupation d’Oujda), qui ressemblait davantage à un envahissement à partir des plateformes de l’Algérie française ; et l’autre plus agressif encore, dans la Chaouia (bombardement de Casablanca). Ces deux incursions brutales n’avaient aucune base «juridique» puisque la France se servait de simples prétextes (assassinat du docteur Mauchamp à Marrakech, soulèvement de la Chaouia).
Avec la signature du Traité du Protectorat, la guerre se poursuit, voire s’intensifie, mais en quittant les villes… Elle devient «légale», surtout ! Et c’est là que le jeu de dupes commence réellement. C’est là que l’ambiguïté s’installe.
N’oublions pas que la pacification a été menée au nom du makhzen marocain, qui a délégué la sale besogne au «protecteur» français, qui a à son tour mis à contribution des tribus chargées de l’exécution. Elle a essentiellement été menée dans l’ancien bled siba, contre des tribus traditionnellement résistantes au makhzen central. Sur le terrain, et en dehors du commandement français, l’essentiel des troupes était composé de soldats et de chevaux fournis par les tribus dites «loyalistes» (d’autres les appelleront, péjorativement, collaboratrices). Résultat : à chacun sa pacification. «Ils» y ont tous mis la main, mais pas pour les mêmes raisons. Le Makhzen voulait soumettre des tribus qui refusaient son autorité, et qu’il n’avait pas les moyens militaires de dominer. La France voulait neutraliser les derniers fiefs qui lui résistaient et l’empêchaient de parachever son projet d’occupation/modernisation. Et les grands caïds (à leur tête le célèbre El Glaoui, un des acteurs majeurs de la campagne), qui allaient fournir le plus gros des armées pacificatrices, et qui voulaient avant tout écraser les tribus rivales qui les gênaient.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction