Jusqu’à récemment, les empires s’effondraient en raison de causes extérieures. Selon Ibn Khaldoun (1332-1407), la chute d’un empire, ou plutôt la gouvernance d’un empire, vient du fait que le pouvoir s’use et montre ses limites à convaincre les administrés avant les étrangers. Lors de la prise du pouvoir, le groupe appelé à gouverner est égalitaire mais différencié, autrement dit, disposant d’un chef capable de le conduire vers le sommet. Le nouveau pouvoir doit cependant être en mesure de mobiliser une solidarité particulariste, ‘asabiyya (que remplace aujourd’hui la famille politique), et une idéologie universaliste, da’wa (idéologie ou programme politique), pour parvenir à s’ériger comme tel. En général, les nouveaux arrivés au pouvoir sont sobres, proches du commun des mortels, ce qui leur permet de conquérir les cœurs avant les trônes. Les empires assoient leur autorité sur la conquête mais surtout sur leur capacité à fédérer, à rassembler autour d’un certain nombre de valeurs.
Les empires se reconnaissent à au moins quatre traits distinctifs: leur ampleur territoriale ; la cohabitation de plusieurs groupes humains (nations, peuples ou États d’ethnies ou de cultures différentes) ; des structures administratives qui font dépendre ces éléments d’un même pouvoir central ; une idéologie réelle, officiellement proclamée ou implicite. De nos jours, les empires s’infiltrent dans les systèmes politiques des peuples, les aliènent par la force de leur économie, de leur culture et de leur capacité de dissuasion militaire. Les dépendances des pays aux empires résultent en grande partie du fait d’avoir été colonisés, et où les populations croient que la source du savoir, de l’esthétique, du savoir-vivre et de la force est bien l’ancien dominateur. De son côté, l’empire continue à alimenter ce penchant en faisant croire qu’il est le centre du monde. Pour combien d’habitants de la terre Paris était-il, jusqu’à récemment, le centre de la civilisation, du savoir et de la culture ? Des Africains, des Asiatiques, des peuples des Caraïbes… Tous nourrissaient un seul rêve, celui de venir à Paris pour vivre, étudier, travailler ou tout simplement passer quelques jours. Les Parisiens se savaient supérieurs et se comportaient avec beaucoup de condescendance à l’égard de ces indigènes qui venaient de loin les voir ; ils se sentaient supérieurs.
Mais à partir des années quatre-vingt, quelque chose a affecté l’empire. Dans l’empire, on s’est subitement rendu compte qu’on était comme tout le monde. Et dans un sursaut, on voulait reconquérir le sentiment de supériorité d’antan. Mais hélas, on découvrit qu’on n’était plus nous-mêmes. Après réflexion et quelques raccourcis, on découvrit que la race qui avait conquis les contrées lointaines n’était plus la même. On décida alors de nettoyer la population des intrusions culturelles, civilisationnelles et raciales. On ne comprit pas que la grandeur de l’empire dans lequel on vit est due à la participation de cette population que nous cherchons à expulser de nos corps et de nos esprits aujourd’hui. On ne pige pas non plus que l’effritement de l’empire avait commencé dans les périphéries du monde, là où nos ancêtres avaient commencé à le construire. Même les Canaques veulent aujourd’hui nous abandonner. Notre ministre de l’Intérieur, comme les autres ministres des pays sous-développés et autoritaires, accuse des complots extérieurs. Il dit qu’ils profitent de nos fractures. Quoi donc ? L’empire s’est-il fracturé ? Eh oui ! Car les étrangers qui furent naguère la source de sa force et de sa grandeur sont devenus aujourd’hui, par miracle, la cause de sa chute. Cet éveil ne serait-il pas le dernier soubresaut d’un État déjà en décadence ? Car, quand l’empire prend conscience de sa force, c’est peut-être le signe du début de sa chute. La France n’avait-elle pas vécu cet état de fait depuis déjà longtemps ? Est-ce la logique implacable de l’histoire ? N’est-elle pas, et depuis déjà longtemps, devenue un vassal de l’Amérique? Les ultranationalistes français devraient plutôt regarder de ce côté.
Par Moulim El Aroussi, conseiller scientifique de Zamane