Le 11 novembre 1918, c’est-à-dire il y a de cela cent ans, a été signé l’armistice entre les alliés derrière la Grande Bretagne et la France, et ceux de l’Entente, derrière l’Allemagne. C’est une séquence qui a consacré la fin d’un monde et l’émergence d’un autre. La Grande Guerre comme on l’appelait, car il n’y avait guerre plus grande qu’elle, en termes de dévastation et d’effets, aura des conséquences incommensurables. Le centre de gravité se déplacera de l’Europe vers l’Amérique. Des empires disparaissent (Austro-Hongrois, Ottoman) comme des régimes (l’Allemagne, la Russie tsariste). D’autres apparaissent comme les Etats-Unis et l’Union Soviétique. Sans parler des nouveaux Etats qui émergent. Mais, plus important, la Grande Guerre fondera les esprits. Le progrès n’est pas linéaire, et on est édifié désormais, comme l’avait dit Paul Valéry, que les civilisations sont mortelles. On découvre que l’homme recèle des penchants mortifères. La Grande Guerre en est l’illustration. Jugez-en par vous-même. Les guerres d’Europe depuis Napoléon, jusqu’en 1914, avaient fait moins de deux cents milles morts. La guerre de quatre ans aura fait 25 millions de morts, sans parler des blessés. On a voulu qu’elle fût, comme on disait à l’époque, la der des ders. Hélas, elle portait les germes de la deuxième grande guerre qui allait éclater, moins de vingt-cinq ans plus tard, et aura semé les grains du fascisme et du nazisme. Ce qui devait être la panacée à Versailles ne l’était pas. Les Allemands auront forgé un terme qui fera fortune pour rendre compte de ce rendez-vous raté : diktat. Ce n’était pas un armistice, mais une trêve.
Mais 14-18 n’est pas que de l’histoire, ni de la commémoration. Si la deuxième guerre mondiale, disait le très sérieux « Financial Times », il y a de cela deux ans, est terminée, la première ne l’est pas. Du moins ses conséquences, avec peut-être un remake des accords de Sykes Picot, la montée du fascisme, le doute qui s’installe… Nous assistons aussi au grincement de puissances et à la montée d’autres, voire le basculement du monde.
L’Occident, tel que nous le connaissons, a été incontestablement enfanté par des mouvements d’idées, la grande révolution industrielle, mais il est aussi l’enfant, par viol, de la Grande Guerre. Il tient de la tradition stoïque et chrétienne, des grands mouvements de pensée qui ont émergé depuis la Renaissance, puis les Lumières, mais il est toujours marqué par la Grande Guerre. Il est rationnel et moins traditionnel par le mouvement d’idées de la Réforme et des Lumières. Il deviendra utilitaire et rigoureux avec la révolution industrielle. Avec la Grande Guerre, il cessera d’être stoïque et plus épicurien. Il aura, après guerre, scellé l’héritage chrétien. Ce que la pensée de Nietzsche n’avait pu imprimer avec le requiem de Dieu, le froid des tranchées, le cri des blessés, les gémissements des mutilés, les puanteurs des corps qui gisaient sur les champs de bataille, auront raison sur les rémanences de la métaphysique et porteront le coup fatal au ciel. Les avatars de ce tournant seront l’hédonisme et le cynisme.
Les enfants d’outre-Atlantique garderont, pour un temps, les valeurs chevaleresques et stoïques, mais la griserie post-guerre froide débouchera sur le triomphalisme et la convoitise (greed). Le monde adorera, par le messianisme de l’Oncle Sam, le tout-puissant Mammon que les idées. Le cynisme deviendra la norme. Le monde deviendra machine et sécrètera son antidote : le fascisme sous ses différents atours.
Sommes-nous sortis de l’auberge ? La machine continue de broyer ce qui reste de valeurs et le ressentiment nourrit les mouvements les plus extrémistes, par un regain de fascisme. L’ex-secrétaire d’Etat américaine, Madeleine Albright, ne s’est pas trompée d’ailleurs en réservant un livre à cette dérive qui porte le titre de fascisme.
Il est fondamental, à mon sens, d’exorciser le mal qui a été distillé par la Grande Guerre. Après les cérémonies, la pose de gerbes, les discours, les conférences et tout le toutim, il faudra faire parler le grand patient sur cette séquence. Les civilisations n’émergent que par une grande idée, ne persistent que par des valeurs, et se délitent quand ils privilégient le confort à la bravoure, l’argent aux valeurs. C’est le même récit qu’on trouve depuis Aristote, Polybe, Ibn Khaldoun, Montesquieu, Gibbon, voire Raymond Aron ou Paul Kennedy. Or cela, l’Occident semble l’avoir oublié. Il est, et c’est peut-être une autre conséquence de la Grande Guerre, frappé d’amnésie. Régis Debray ne disait pas autre chose dans son dernier ouvrage, « Bilan de faillite » : « Souviens-toi qu’une civilisation où une œuvre de l’esprit n’est pas jugée pour ce qu’elle est mais d’après son tonnage et son volume de ventes, entre en barbarie». w