Dans le fond, la déposition et surtout l’exil du sultan Ben Youssef, auquel nous dédions le dossier du mois à Zamane, rentrent dans la logique des choses. C’est le reflet de la politique française de l’époque. Faute de solutions politiques, et pour tenir pour quelques années encore ses colonies et protectorats, la puissance coloniale a parfois recours à la politique de l’exil. Bourguiba en fit les frais et Mohammed V aussi. Le cas tunisien et le marocain sont, évidemment, bien différents. Mais, pour Bourguiba comme pour Mohammed V, la France se trompe sur toute la ligne. En éloignant les deux leaders qui s’étaient opposés à sa politique, elle les rapproche plus que jamais de leurs bases populaires. Sans le vouloir, elle contribue à leur réussite.
En Corse, et plus tard à Madagascar, le sultan Ben Youssef ne vit pas en autarcie. Avec son fils aîné, ils sont connectés à l’actualité marocaine. En bon père, le souverain s’occupe des affaires de sa famille, qu’il tente de gérer et de négocier au mieux. Il pense à tout. Ceux qui l’on côtoyé de près, comme ses médecins ou ses hôtes, le disent parfois triste. Comment ne pas l’être, quand son sort et celui des siens s’ouvrent brutalement sur l’inconnu ?
En exil, c’est un nouveau chapitre et une nouvelle vie qui commencent. Ben Youssef accueille d’ailleurs un nouveau-né, la future princesse Lalla Amina, en terre malgache. Mais le sultan n’est pas dupe. Il sait au fond de lui que les escales corse et malgache ne sont qu’une étape. Le futur s’écrira ailleurs, mais où ? Et quand ?
Dans cet exil, la dimension politique est évidemment capitale. Mais la dimension psychologique, humaine, et par-dessus tout symbolique, est encore plus fondamentale. C’est sans doute elle qui forge réellement, loin de toute contingence, le destin extraordinaire de la petite famille royale.
En proie au doute, le sultan n’en continue pas moins d’assurer à sa descendance, princes et princesses, une éducation digne de leur rang. Comme si de rien n’était. Parce qu’il faut préparer les siens à tout, au meilleur comme au pire.
Scolarité, devoirs religieux, loisirs, culture générale, sports, rien n’est laissé au hasard. Les écarts existent, mais ils sont sanctionnés et tués dans l’œuf. Dans le même temps, le jeune prince héritier adopte, malgré lui et sans doute avec beaucoup d’envie aussi, une posture nouvelle. Il devient l’adjoint, le conseiller, le chef de cabinet officieux. Ce n’est plus un novice, mais un politicien et un leader déjà aguerri, l’expérience de l’exil lui apportant une extraordinaire formation politique et humaine en accéléré.
C’est ce qui ressortira plus tard des déclarations de Hassan II, à travers ses multiples livres, discours et interviews. À quelque chose malheur est bon. C’est en exil que le prince acquiert la carapace et le doigté du dirigeant et du responsable politique. Cette expérience a sans doute aussi influencé sa future vie de roi, quand il sera intronisé à la suite de son père.
Dans sa solitude, Mohammed Ben Youssef a parfois donné l’impression de plier, mais sans rompre. Il n’a jamais craqué. Il a, surtout, acquis une nouvelle dimension, religieuse et quasi-mystique.
Les autorités coloniales devaient probablement l’ignorer, mais l’exil d’un chef religieux peut lui donner une dimension mystique, voire prophétique, auprès de ses disciples. Surtout dans le monde islamique, où personne n’a oublié l’Hégire du prophète Muhammad. L’éloignement forcé, qui a une connotation sacrificielle, et le retour triomphal vont ainsi «élever» le futur Mohammed V à un rang de quasi-prophète.
Quand on examine l’histoire du Maroc depuis l’avènement de l’Islam, on voit très bien que beaucoup de dynasties ont reproduit ce schéma fondateur de l’exil. Idriss 1er, qui a fondé le premier Etat marocain selon l’historiographie officielle, est un «mouhajir» (exilé), qui a fuit son Arabie natale avant de s’établir dans l’Aqsa (Maroc actuel). À leur manière, les Almoravides sont des «mouhajirounes» qui ont fui les étendues désertiques du Grand Sud pour remonter jusqu’en Espagne. Ibn Toumert, le Mehdi des Almohades, a fui le Maroc où sa vie était en danger, avant de revenir en triomphe pour poser les fondements de la plus grande dynastie berbère du Maghreb.
La «hijra», pour répandre la parole d’Allah et a fortiori pour fuir l’oppresseur («taghiya»), a toujours catalysé les grandes destinées. Elle fait partie de la légende des grandes dynasties islamiques. Et si la France coloniale a exilé un jeune souverain en Corse et à Madagascar, c’est à un quasi-prophète qu’elle autorise le retour au pays, en 1955.
Par Karim Boukhari
Directeur de la rédaction